La mort bleue
présentaient toujours la même irréprochable qualité. Elle reviendrait à la charge un peu plus tard.
â Puis ces réunions du Parti libéral, avec du thé pour unique boisson, deviennent malsaines. La prohibition aura raison de la santé de tout le monde, à la longue.
Thomas se leva en appuyant ses mains sur le bord de la table, quitta la salle à manger en grommelant « Je te rejoindrai après le lunch » à lâintention de son fils.
â Jâespère que ce nâest rien de grave, remarqua la maîtresse de maison après son départ. Il a changé, ces derniers temps.
â Je soupçonne quâil ne coule pas tellement de thé, lors de leurs réunions. Des gens comme Gouin ou Taschereau doivent avoir des cabinets dâalcool abondamment approvisionnés, répondit Ãdouard dâun ton léger. Un peu trop de cognac, hier soir, je parie.
Sa mère ne se sentit guère rassurée par la pointe dâhumour. Un moment plus tard, le jeune homme se leva de table en sâessuyant la bouche, puis posa les lèvres sur sa joue en lui souhaitant une bonne journée. Ãvelyne lâaccompagna dans le hall afin de profiter dâun peu dâintimité.
Ãlisabeth se leva elle aussi, monta à lâétage pour passer la tête dans la porte de la chambre à coucher, demeurée entrouverte. Son époux se trouvait étendu en travers du lit, ses pieds dépassant au-dessus du vide, afin de ne pas souiller les couvertures avec ses chaussures. Elle sâapprocha pour les lui enlever délicatement.
â Tu sais que je demeure aussi fou de toi quâau moment où tu jouais à la préceptrice avec les enfants, murmura-t-il.
â Je ne jouais pas. Je pense même que je faisais un bon travail.
Elle ramena les pieds dans le lit, se pencha sur son homme pour insister :
â Je suis sérieuse, tu devrais voir le médecin.
â Pour un estomac un peu embarrassé, ce nâest pas la peine. Cela passera tout seul.
â Tu es imprudent. Cela arrive un peu trop souvent, ces derniers temps.
â Je vais tenter de manger un peu moins. Si les choses ne rentrent pas dans lâordre toutes seules, jâirai rencontrer Caron. Ne te fais pas de souci inutilement.
Lâépouse tira une couverture sur ses jambes, demeura un moment immobile près du lit. Thomas gardait les yeux fermés. Après un moment, sa respiration se fit plus régulière. Elle le soupçonna de feindre le sommeil juste pour mettre fin à la conversation. Un peu plus tard, elle quitta la pièce en soupirant.
* * *
Le fils de la maison embrassa sa femme sur la bouche, murmura un « Bonne journée » un peu préoccupé. Au moment où il sâapprêtait à sortir, Ãvelyne demanda :
â Ce soir, reviendras-tu directement à la maison?
â Comme dâhabitude, tu le sais bien.
Elle mordit sa lèvre inférieure, osa prononcer :
â Quand jâétais enceinte, tu tâes absenté si souvent. Tu me trouvais bien laide, sans doute.
â ⦠Mais non, répondit Ãdouard en se retournant vers elle. Où vas-tu chercher des idées pareilles? Jâétais occupé avec la ligue opposée à la conscription. Maintenant, les Anglais vont ramasser la chair à canon à la sortie des collèges. Cela ne vaut plus la peine de poursuivre nos activités.
Après les émeutes de Pâques, les rencontres du quarteron de conspirateurs dirigé par Lavergne avaient perdu toute leur pertinence. Les grands rassemblements de protestation devenaient carrément dangereux.
â Surtout, à présent, je suis de nouveau désirable.
Elle sâaccrochait à son idée, une explication simple aux absences répétées de son mari : il ne devait pas aimer les tours de taille trop arrondis.
â Le recrutement obligatoire te ramène ton mari, en quelque sorte, conclut-il en embrassant encore sa femme, pour la rassurer.
Lui aussi tenait à sa version des faits. Sa façon de formuler les choses semblait un peu curieuse, comme sâil se trouvait conscrit par la vie conjugale.
Peu après, plié en deux, il actionnait la manivelle de la Buick. Les pistons sâagitèrent paresseusement mais les bougies négligèrent leur devoir : aucune explosion ne survint. Après cinq nouveaux essais, le
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