La mort bleue
expéditionnaire canadien, maintenant fort de plus dâun demi-million dâhommes, mais encore le Royaume-Uni et la France, qui dépendaient également des importations venues dâAmérique pour satisfaire leurs besoins de première nécessité. Afin de permettre aux citadins dâobtenir à bon compte des légumes frais, les autorités civiles distribuaient des semences et transformaient tous les terrains vagues des villes en autant de potagers communautaires.
â Quâallons-nous semer aujourdâhui? questionna le gamin.
â Des patates, des carottes, des navetsâ¦
â Je nâaime pas les navetsâ¦
â Des concombres, aussi.
Fulgence se dirigeait vers sa femme en retroussant ses manches, un râteau à la main. Son fils tendit la bouteille dâeau à sa mère, tout en demandant :
â Je vais pouvoir mettre les petites graines dans les trous?
â Bien sûr, mon chéri, déclara-t-elle dans un sourire, son premier depuis longtemps.
â Demain, nous pourrons voir si elles ont poussé?
â Nous viendrons pour arroser notre section. Il faudra plusieurs jours avant de voir de petites pousses vertes. Viens, nous allons commencer tout de suite. Papa va nous suivre, pour recouvrir les semences.
Quelques minutes plus tard, Jacques vivait ses premiers émois agricoles. Son père, songeur, marchait derrière lui afin de recouvrir de terre les graines délicatement posées dans les trous.
* * *
â Il dort comme un ange, annonça Ãlisabeth en revenant dans la salle à manger.
La grande dame blonde reprit sa place au bout de la table. Ãdouard, assis à sa gauche, remarqua, un peu moqueur :
â Bien sûr, mémère, il dort. Il ne fait que cela depuis six semaines : dormir, téter, péterâ¦
â Sâil te plaît, épargne-nous la liste des fonctions biologiques de ton précieux fils, nous sommes à table.
Eugénie présentait sa mine maussade habituelle, et un ventre de nouveau gonflé. Son troisième â et son dernier enfant, aimait-elle à répéter â naîtrait au mois dâaoût prochain. Lâobligation de rompre ce soir-là avec son habitude des dîners dominicaux bihebdomadaires agissait sur son humeur, tout comme chacun des autres accrocs à sa routine habituelle, si minuscules fussent-ils. Sa présence dans la grande maison de la rue Scott, un samedi soir, tenait à la célébration de la fin des relevailles dâÃvelyne. Six semaines après la naissance de son premier enfant, prénommé Thomas, elle présentait maintenant une silhouette de nouveau souple et fine, des joues roses et une mine satisfaite.
â Alors, je nâénumérerai pas la liste des activités journalières de Junior, consentit le jeune homme en adressant un clin dâÅil à son père.
Le chef de la maisonnée, assis au bout de la table, affichait encore son plaisir de voir son petit-fils arborer son prénom. Au fil des mois, la présence de cette belle-fille timide, facilement rougissante, sâétait révélée plutôt agréable. Elle ne lui adressait la parole que pour répondre à ses questions, toujours soucieuse dâoffrir la bonne réponse.
Thomas lâaîné montrait depuis peu de nombreux cheveux gris aux tempes, comme si la cinquantaine, en embuscade depuis deux ans, lui tombait dessus tout dâun coup. Pendant lâabsence de sa femme, partie contempler une nouvelle fois son petit-fils, il avait allongé le bras afin de prendre le numéro du matin de La Patrie , laissé sur une desserte. Fernand Dupire, assis à sa droite, commenta en jetant un regard oblique sur un grand titre :
â Les combats semblent redoubler de violence, depuis quelques semaines.
â Les Américains promettent dâaligner bientôt trois millions de soldats. Les Allemands tentent une dernière grande offensive avant de les trouver en face dâeux, dans lâespoir de marquer quelques points sur les champs de bataille. En même temps, ils cherchent maintenant à entamer des pourparlers de paix, tellement leur situation paraît désespérée.
Ces tentatives de signer une paix avantageuse avant de subir les affres dâune défaite se heurtaient à des refus têtus de la part des Alliés. Ceux-ci souhaitaient une reddition sans
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