La mort bleue
condition.
â Tout de même, ces listes de tués publiées dans tous les journaux, tous les jours, deviennent déprimantes, conclut le visiteur.
Le gros notaire secoua la tête de dépit, tout en regardant une domestique poser une énorme soupière au centre de la table. Le fumet, agréable à ses narines, le rasséréna un peu.
â Maintenant que les nôtres sont conscrits par milliers, intervint Ãdouard, ce nâest plus la peine de dissimuler la vérité. Avez-vous vu le grand nombre de personnes asphyxiées?
â Ce sont les gaz, expliqua Thomas. Avant chaque attaque, ils commencent par arroser nos lignes dâobus chargés à lâypérite.
Un silence navré régnait à lâautre bout de la table. Ãlisabeth engloba les hommes dans son regard, avant de murmurer :
â Eugénie, jâespère que cette grossesse se déroule très bien.
La jeune femme remercia la bonne qui versait la soupe dans son assiette, puis répondit :
â Tout semble bien aller. Je fréquente le docteur Hamelin avec une belle assiduité.
â En fait, je pense quâil voit ma femme plus souvent que moi, grommela Fernand.
La remarque jeta un froid parmi les convives. Le « Bon appétit » du maître de la maison permit à chacun de trouver une diversion dans le premier service. Inspiré par le contenu de sa cuillère, Ãdouard demanda bientôt :
â Très chère sÅur, apporteras-tu ton appui à lâeffort de guerre?
Elle le toisa du regard, sans comprendre le sens de la question.
â à deux pas dâici, les plaines dâAbraham seront transformées en jardin communautaire. Le conseil municipal te confiera certainement une petite parcelle afin de cultiver un potager.
Comme elle ne répondait rien, le jeune homme insista :
â La nourriture coûte de plus en plus cher, tout le monde parle de pénurie. Tous les efforts seront les bienvenus. Tu feras certainement ta part. Pour donner lâexemple, même le roi George doit sâintéresser aux topinambours. Une impératrice comme toi ne peut se soustraire à son devoir.
Eugénie regarda son assiette un instant, agacé par cette insistance, puis elle rétorqua :
â Tes retournements politiques ne devraient plus me surprendre, tellement ils ont été nombreux. Pourtant, je mâétonne de te voir maintenant préoccupé dâappuyer lâeffort de guerre. Je te croyais surtout soucieux dâétablir des liens entre la Haute et la Basse-Ville.
La cuillère de Thomas heurta violemment la porcelaine de son assiette. à lâautre bout de la table, le visage dâÃvelyne vira au cramoisi. Près dâelle, Ãlisabeth esquissa le geste de lui prendre la main, mais nâosa pas.
* * *
Après un petit déjeuner copieux, Thomas se sentait habituellement dâattaque pour entreprendre une semaine de dur labeur au magasin. Ce lundi, les Åufs et le bacon lui parurent présenter un goût curieux. Il demeura un moment avec sa tasse de thé suspendue à quelques pouces de sa bouche, incertain de savoir si une gorgée ferait descendre ou remonter le repas. à la fin, il reposa la tasse en disant :
â Je vais aller mâétendre un moment. Ãdouard, occupe-toi dâouvrir le commerce. Je te rejoindrai plus tard au cours de la journée.
Ãlisabeth leva des yeux inquiets sur son époux, remarqua son teint un peu pâle. Surtout, au cours des derniers mois, sa taille sâétait épaissie, ses rides se creusaient. Au cours des vingt dernières années, le temps écoulé nâavait pas paru éroder son enthousiasme, son désir de réussite. Puis, tout dâun coup, lââge pesait sur ses épaules.
â Tu ne vas pas bien? demanda-t-elle, la voix chargée de sollicitude.
Il fit un geste de la main pour signifier «comme ci, comme ça » et commenta :
â La digestion est un peu difficile, câest tout.
â Je vais appeler le docteur Caron, déclara son épouse en portant sa serviette à ses lèvres.
â Ce nâest pas nécessaire, je tâassure. Je ne vais pas déranger le médecin pour avoir avalé des Åufs pas très frais.
Sa femme préféra taire son opinion : les aliments pénétrant dans la cuisine de la demeure bourgeoise
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