La mort bleue
rue.
De la main, Lavergne désigna les bureaux de lâhebdomadaire local, dont il assumait la rédaction. Lâatelier lui servait aussi de cabinet.
Sur la place, quelquâun entonna le à Canada . Les badauds se regroupèrent autour du chanteur, afin de mêler leur voix à la sienne. La rue se dégagea aussitôt, Ãdouard put relâcher le frein et se mettre en route. Après quelques minutes, il trouva un chemin conduisant vers le sud-est.
â Je sais pourquoi tu mâaccompagnes toujours, déclara bientôt Lavergne, reprenant le fil de la conversation là où il lâavait abandonné. Tu es curieux, exactement comme ton père.
â Quâest-ce que le patron des entreprises PICARD vient faire là -dedans?
â Tu es comme lui, désireux de savoir ce qui se passe. Lui colle les libéraux, toi les nationalistes. Vous êtes tous les deux des spectateurs, mais vous désirez savoir ce qui se passe.
Pendant tout le trajet jusquâà Saint-Paul-de-Montmagny, le conducteur rumina cette explication. Le village se révéla bien charmant et, surtout, en proie à une grande agitation.
â Il y a de nombreux insoumis dans ce coin, commenta le politicien. Les jeunes hommes connaissent bien les forêts des environs, personne ne songe à les dénoncer. La police militaire nâarrive pas à leur mettre la main dessus.
Le mot « insoumis » désignait les jeunes gens qui, bien que conscrits, ne se présentaient pas aux autorités militaires. Sâils étaient rares dans les villes, à cause de lâaction des « spotteurs », à la campagne les endroits où se cacher ne manquaient pas.
â Tous ceux-là se dérobent à lâenrôlement?
â Non. Il serait trop dangereux pour eux de se montrer en plein jour. Ces jeunes ne veulent pas sâenregistrer, de peur dâêtre conscrits bientôt.
â Tu viens les encourager à remplir cette obligation ou leur offrir tes services légaux sâils sây refusent, comme tu lâas fait sans vergogne, il y a quelques minutes?
Lâironie marquait la voix de son compagnon. Lavergne rétorqua sur le ton de la conspiration :
â Lâarmée mâa à lâÅil.
Machinalement, Ãdouard tourna la tête afin de voir si son véhicule avait été suivi.
â Je ne ferai rien pour leur donner un motif de mâarrêter, continua son compagnon. Moi aussi, je suis venu ici en curieux. Je veux voir ce qui va se passer. Tôt ou tard, je me présenterai de nouveau dans ce comté.
Lâaffirmation semblait peu crédible, mais Ãdouard nâinsista pas. Pour faire lâinventaire de sa force de travail, le gouvernement du Canada devait recruter des « registraires », des personnes chargées dâenregistrer la population. Il sâagissait souvent dâavocats ou de notaires proches du Parti conservateur, désireux de profiter de ce petit patronage. Les moins prudents tenaient cette opération dans leur domicile ou leur cabinet. Les autres préféraient un territoire neutre, comme les locaux de lâhôtel de ville ou une école. à Saint-Paul-de-Montmagny, lâédifice municipal servait à lâenregistrement de toutes les personnes âgées de plus de seize ans.
Dans ce village aussi, quelquâun veillait à organiser les protestataires, à donner une direction à leur colère. Dès quâÃdouard eut éteint le moteur, les premières mesures du à Canada parvinrent à leurs oreilles. Les drapeaux Carillon-Sacré-CÅur, tenus bien haut par des dizaines de personnes, claquaient au vent. La plate-forme arrière dâun camion procurait une estrade fort convenable à un orateur enflammé :
â Des milliers de Canadiens français ont déjà été recrutés de force, leurs cadavres pourriront bientôt dans les tranchées des Flandres. Dans quel but? Feront-ils la différence à côté des trois millions de soldats promis par les Ãtats-Unis?
â Non, non! clamaient des dizaines de voix.
â Les Anglais nâont quâun seul objectif : affaiblir notre nation en faisant de la jeune génération de la chair à canon.
â Jamais, jamais!
Ãdouard fit mine de chercher autour de la voiture, puis il demanda :
â Où se cache le metteur en
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