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La mort bleue

La mort bleue

Titel: La mort bleue Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean-Pierre Charland
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rue.
    De la main, Lavergne désigna les bureaux de l’hebdomadaire local, dont il assumait la rédaction. L’atelier lui servait aussi de cabinet.
    Sur la place, quelqu’un entonna le Ô Canada . Les badauds se regroupèrent autour du chanteur, afin de mêler leur voix à la sienne. La rue se dégagea aussitôt, Édouard put relâcher le frein et se mettre en route. Après quelques minutes, il trouva un chemin conduisant vers le sud-est.
    â€” Je sais pourquoi tu m’accompagnes toujours, déclara bientôt Lavergne, reprenant le fil de la conversation là où il l’avait abandonné. Tu es curieux, exactement comme ton père.
    â€” Qu’est-ce que le patron des entreprises PICARD vient faire là-dedans?
    â€” Tu es comme lui, désireux de savoir ce qui se passe. Lui colle les libéraux, toi les nationalistes. Vous êtes tous les deux des spectateurs, mais vous désirez savoir ce qui se passe.
    Pendant tout le trajet jusqu’à Saint-Paul-de-Montmagny, le conducteur rumina cette explication. Le village se révéla bien charmant et, surtout, en proie à une grande agitation.
    â€” Il y a de nombreux insoumis dans ce coin, commenta le politicien. Les jeunes hommes connaissent bien les forêts des environs, personne ne songe à les dénoncer. La police militaire n’arrive pas à leur mettre la main dessus.
    Le mot « insoumis » désignait les jeunes gens qui, bien que conscrits, ne se présentaient pas aux autorités militaires. S’ils étaient rares dans les villes, à cause de l’action des « spotteurs », à la campagne les endroits où se cacher ne manquaient pas.
    â€” Tous ceux-là se dérobent à l’enrôlement?
    â€” Non. Il serait trop dangereux pour eux de se montrer en plein jour. Ces jeunes ne veulent pas s’enregistrer, de peur d’être conscrits bientôt.
    â€” Tu viens les encourager à remplir cette obligation ou leur offrir tes services légaux s’ils s’y refusent, comme tu l’as fait sans vergogne, il y a quelques minutes?
    L’ironie marquait la voix de son compagnon. Lavergne rétorqua sur le ton de la conspiration :
    â€” L’armée m’a à l’œil.
    Machinalement, Édouard tourna la tête afin de voir si son véhicule avait été suivi.
    â€” Je ne ferai rien pour leur donner un motif de m’arrêter, continua son compagnon. Moi aussi, je suis venu ici en curieux. Je veux voir ce qui va se passer. Tôt ou tard, je me présenterai de nouveau dans ce comté.
    L’affirmation semblait peu crédible, mais Édouard n’insista pas. Pour faire l’inventaire de sa force de travail, le gouvernement du Canada devait recruter des « registraires », des personnes chargées d’enregistrer la population. Il s’agissait souvent d’avocats ou de notaires proches du Parti conservateur, désireux de profiter de ce petit patronage. Les moins prudents tenaient cette opération dans leur domicile ou leur cabinet. Les autres préféraient un territoire neutre, comme les locaux de l’hôtel de ville ou une école. À Saint-Paul-de-Montmagny, l’édifice municipal servait à l’enregistrement de toutes les personnes âgées de plus de seize ans.
    Dans ce village aussi, quelqu’un veillait à organiser les protestataires, à donner une direction à leur colère. Dès qu’Édouard eut éteint le moteur, les premières mesures du Ô Canada parvinrent à leurs oreilles. Les drapeaux Carillon-Sacré-Cœur, tenus bien haut par des dizaines de personnes, claquaient au vent. La plate-forme arrière d’un camion procurait une estrade fort convenable à un orateur enflammé :
    â€” Des milliers de Canadiens français ont déjà été recrutés de force, leurs cadavres pourriront bientôt dans les tranchées des Flandres. Dans quel but? Feront-ils la différence à côté des trois millions de soldats promis par les États-Unis?
    â€” Non, non! clamaient des dizaines de voix.
    â€” Les Anglais n’ont qu’un seul objectif : affaiblir notre nation en faisant de la jeune génération de la chair à canon.
    â€” Jamais, jamais!
    Ã‰douard fit mine de chercher autour de la voiture, puis il demanda :
    â€” Où se cache le metteur en

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