La mort bleue
scène?
â Essaies-tu dâimiter ton père, là ? demanda Lavergne, irrité.
â Cette pièce, écrite par la Ligue anticonscriptionniste de Québec, est jouée avec une trop grande efficacité. Ce ne sont pas des agriculteurs ou des bûcherons en train dâimproviser. Les comédiens doivent sortir du Séminaire de Québec ou de lâUniversité Laval.
Lâancien député indépendant de Montmagny répondit par une grimace. Du haut du camion, lâhomme dâune vingtaine dâannées, au geste ample et à la prononciation affectée dâun étudiant en droit, continuait :
â Le gouvernement dâOttawa nous convie à défendre le Royaume-Uni, le dernier renfort de la liberté et de la civilisation. Croyez-vous à cela?
â Non, non! répondirent les spectateurs dâune seule voix.
â Le Royaume-Uni arrache les patriotes irlandais à leur demeure pour les fusiller dans les rues. Ces crimes servent-ils la liberté?
â Non, non!
Encore une fois, Ãdouard contempla son compagnon, le visage chargé dâironie, avant de commenter :
â Tu lui as vraiment fait la leçon, câest un parfait petit perroquet. Tous ces mots sont déjà sortis de ta bouche.
â Tout cela est évident, chacun connaît ces faits. Je nâai pas besoin dâinspirer ces paroles.
â Ce ne sont pas vraiment des faits, mais des idées prêtes à penser. Je mây connais, je vends des vêtements prêt-à -porter. Si la personne de lâarmée supposée te surveiller tâaperçoit ici, tu risques de passer lâété à lâombre. Dans une prison de Toronto, tu ne survivras pas un mois.
Lavergne se troubla un peu, plaida comme devant un juge invisible :
â Tout cela a été publié dans les journaux.
â Oui, souvent par toi. Sâil dit « Mordu par un chien ou par une chienne, câest pareil », tu es cuit.
Lâancien député commençait à regretter le choix de son chauffeur. Lâorateur poursuivait, à lâintention des agriculteurs et des bûcherons rassemblés devant lui :
â Tous ces registres serviront à envoyer plusieurs dâentre vous sur les champs de bataille européens. Allez-vous les laisser faire?
â Non, non!
â Alors, agissez!
La foule de jeunes gens semblait attendre ces mots. Quelques-uns se dirigèrent vers lâhôtel de ville, les autres leur emboîtèrent le pas. Finalement, ils furent plusieurs dizaines à pénétrer dans le petit édifice de planches. Les personnes attendant leur tour pour sâenregistrer nâosèrent protester dâabord, puis bien vite, elles préférèrent quitter les lieux. Des tables se trouvaient alignées dans le hall, quatre personnes assises sur des chaises de cuisine se tenaient derrière une petite muraille de fiches entassées les unes sur les autres.
â Ce que vous faites est criminel, protesta un petit notaire en se dressant à demi.
Un protestataire vociféra, pointant un doigt accusateur :
â Vous êtes le seul criminel présent ici. Coupable de livrer vos compatriotes aux Anglais, afin que ceux-ci en fassent de la chair à canon.
Le ton ne permettait pas de douter du verdict. Les coups suivraient bien vite les paroles accusatrices. Le registraire et ses aides reculèrent prudemment. Les manifestants sâemparèrent des fiches, quittèrent les lieux en chantant à Canada . Sous les grands arbres, devant lâhôtel de ville, ils mirent le feu à des centaines de petits bouts de carton.
â Avons-nous donc gaspillé un beau samedi dâété pour assister à ça?
Ãdouard paraissait tout surpris de sa propre sottise.
â Dire que jâai laissé une entreprise sans capitaine pour voir brûler des bouts de papier dans un village perdu.
Peut-être Ãlisabeth avait-elle raison : avec un travail sérieux à effectuer, le jeune homme ressentait moins le besoin de se trouver sur les lieux de grandes manifestations. Il conclut :
â Rentrons. Avec un peu de chance, je pourrai souper avec les miens. Mon père me racontera son beau voyage dans le détail.
* * *
Comme tous les dimanches, lâéglise de la paroisse Saint-Roch accueillait des centaines dâouailles recueillies. Des familles
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