La mort bleue
irrémédiablement vers le péché.
Thomas eut envie de sâengager dans un discours moralisateur, puis il y renonça :
â Viens, nous avons beaucoup à faire.
* * *
â Tu connais le patron, ici?
La question venait dâune jeune femme rousse aux attributs généreux. Sa voisine, blonde, maigre et affligée dâune paire de lunettes à monture métallique posée au milieu du nez, répondit :
â Un bel homme, lâair sévère, la cinquantaine.
â Ãa, câest le père, indiqua une autre femme. Aujourdâhui, câest le fils qui embauche.
Le visage de la blonde se ferma. Certaine de perdre son temps, elle se leva pour quitter les lieux. Elle avait travaillé assez longtemps à la Quebec, Light, Water and Power pour connaître la réputation de coureur de jupons du fils Picard. Non seulement le souvenir de la mine éplorée de Clémentine LeBlanc, quelques semaines plus tôt, la hantait encore, mais elle savait maintenant nâavoir aucune chance de décrocher lâemploi. Il irait à la plus jolie.
Après avoir apprécié un moment les charmes de sa voisine, la candidate songea à lui dire quâelle non plus nâavait aucune chance, mais elle se retint. Un regard circulaire dans la pièce lui permit dâidentifier celles qui pourraient satisfaire les attentes du don Juan de la rue Saint-Joseph : deux ou trois parmi les candidates se révélaient bien jolies. Le dépit peint sur le visage, elle décida finalement de partir.
La veille, une annonce publiée dans Le Soleil avait attiré lâattention des lecteurs : « Le directeur du magasin PICARD cherche une secrétaire particulière. Les personnes intéressées voudront bien se présenter demain, le 3 juillet, aux locaux administratifs du commerce entre deux et quatre heures. » Préciser une adresse semblait inutile, tout le monde dans la ville y avait fait ses emplettes à de nombreuses reprises. à lâheure indiquée, sept femmes dans la vingtaine et un petit homme chenu, malingre et courbé par une malformation de la colonne vertébrale, occupaient les chaises alignées dans lâantichambre du bureau.
La rousse plutôt replète se réjouit brièvement de la désertion dâune concurrente, puis elle demanda à la ronde :
â Quelquâun a lâheure? Je ne peux pas rester ici tout lâaprès-midi.
Ce fut lâhomme, parmi elles, qui répondit dâune voix aigrelette en regardant la montre à son poignet :
â Bientôt trois heures.
â Je me demande sâil accepterait que sa secrétaire arrive au travail avec autant de retard, remarqua une autre.
La porte du bureau sâouvrit alors que toutes éclataient de rire. Ãdouard les regarda un moment sans comprendre, puis il vint au milieu de lâantichambre pour dire :
â Monsieur, je suis désolé, mais je cherche une femme.
â Je ne demanderai pas plus cherâ¦
â Cela nây change rien. Ne perdez plus votre temps.
Au lieu de sâengager dans une conversation larmoyante, Ãdouard lui tourna ostensiblement le dos pour demander à la ronde :
â Alors, Mesdames, qui est arrivée la première?
â Moi, fit une jeune fille un peu boutonneuse.
â Alors, venez avec moi. Vous avez déjà vu une machine à écrire, jâespère.
â Bien sûr, répondit-elle en se levant.
Au moment où la porte du bureau se fermait dans le dos du patron et de la première candidate, lâhomme sans âge quitta les lieux, la mine basse.
* * *
Le lendemain, comme dâhabitude, Thomas arriva au magasin le premier. En sâapprochant des locaux de lâadministration, il entendit le cliquetis rapide de la machine à écrire. « Ce diable dâAugustin serait-il de retour? » La pensée lui parut ridicule. En arrivant dans lâantichambre, il découvrit une brunette penchée sur son travail. Elle se leva vivement, vint vers lui en tendant la main :
â Monsieur Picard, je me nomme Flavie Poitras.
Hierâ¦
â Hier, mon fils vous a engagée, afin de lui servir de secrétaire, compléta lâhomme.
La jeune fille ne sut comment enchaîner. Le commerçant lui adressa un sourire avant de poursuivre :
â Vous arrivez avant lui au bureau, ce qui
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