La mort bleue
taire⦠intervint Thomas.
â Comme je ne suis plus votre employé, je me fous bien de vos ordres ou de vos désirs. Ne le saviez-vous pas? Votre héritier quitte parfois le magasin en plein jour pour aller aux putes. Cela vous fait un bon directeur, jâen suis sûr. Votre commerce est promis à un bel avenir.
Maintenant un peu à lâécart, le chef de rayon écoutait religieusement. Au moment de la pause, il en aurait long à raconter à ses collègues.
â Quittez les lieux, ordonna le propriétaire.
â Allez-vous-en, sinon jâappelle la police, insista le fils.
Augustin Couture leva les yeux vers lui, un sourire ironique sur les lèvres.
â Vous avez besoin des policiers, maintenant?
Il se tourna vers son ancien patron pour continuer :
â Jâai bien aimé travailler pour vous, monsieur Picard. Il est si dommage de penser que cette grande maison dâaffaires passera entre les mains dâun incapable comme votre fils.
Lâhomme prit le temps dâadresser un salut militaire à ce dernier avant de sâesquiver. Le moment de stupeur passé, Ãdouard commenta :
â Lâarmée de lâempire doit se trouver en bien mauvaise posture, pour accepter des recrues « comme ça ».
Les derniers mots, prononcés du bout des lèvres, faisaient écho aux rumeurs sur les préférences sexuelles de lâancien secrétaire, un célibataire ayant franchi le cap de la trentaine. Ce statut, à un âge aussi tardif, rendait toujours suspect.
â Cela suffit, déclara Thomas dâune voix impatiente. Il est déjà tard, tu as certainement de quoi tâoccuper.
Au moment où il réintégrait son bureau, le patron ajouta encore à lâintention du chef de rayon :
â Cela vaut pour vous aussi. Les clients se pressent certainement dans votre département.
* * *
Le lendemain, Ãdouard Picard se tenait dans la salle à manger du Château Frontenac avec sa femme et le couple des jeunes Lavigueur. Lâépouse de ce dernier, une personne un peu effacée, parcourait les lieux du regard, visiblement impressionnée. En ce dimanche, à midi, toutes les tables se trouvaient occupées. Lâhôte entretenait ses invités de ses émotions de la veille :
â Toute la rue Dupont était bloquée, ils demandaient les papiers des gens. Il y en a un qui a failli se faire passer sur le corps par un camion.
â Quelques excités en état dâébriété, remarqua Louis Lavigueur. Selon mon père, on les a mis au cachot sans tarder. Ensuite, la patrouille a parcouru nos rues avec une carabine sur lâépaule, pour assurer la paix. Cela ne se reproduira pas.
â Mais ce nâest pas mieux, voir la police militaire les armes à la main dans notre ville. On se croirait en Belgique, ma parole⦠ou encore en Irlande. LâAngleterre continue de faire dans ce malheureux pays ce quâelle reproche aux Boches.
Le directeur du magasin PICARD restait marqué par le souvenir de sa fuite pitoyable, après avoir montré son alliance comme une preuve de son état matrimonial. Les accusations dâAugustin Couture, peu après, sâétaient révélées dâautant plus cinglantes quâil se sentait honteux de son attitude.
â Heureusement, nous avons la loi sur la prohibition, remarqua lâépouse Lavigueur. Sinon, des désordres surviendraient dans toute la ville.
Menue et blonde, cette jeune femme endurait mal toutes les perturbations des dernières années. Imaginer des militaires avinés parcourant les rues lâempêchait de dormir.
â Dâun autre côté, des gens aussi respectables que moi doivent se contenter de boire un Coca-Cola à midi, opposa son conjoint. Les innocents se trouvent punis avec les coupables, à cause de cette mesure. On a beau dire que cela favorise la digestionâ¦
Dans les journaux, la publicité de la boisson brune venue dâAtlanta insistait sur ses vertus médicales, comme si un rot à la fin dâun repas représentait le signe le plus évident dâune bonne santé.
â La législation devrait être mieux adaptée, remarqua Ãdouard. De lâeau pour les soldats, du sherry pour les femmes, de la bière pour les ouvriers et du whisky pour Louis et moi. Tout le monde serait
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