La mort bleue
nâa rien de bien remarquable. Mais avant moi, cela mérite dâêtre souligné. Je vous souhaite donc la bienvenue, mademoiselle Poitras, et de nombreuses années avec nous.
Il lui serra la main tout en lâexaminant avec soin. Elle ne devait pas avoir plus de vingt ans. Ses cheveux bruns plutôt courts bouclaient sur son crâne. Ses yeux de même couleur, vifs et rieurs, laissaient deviner une grande intelligence. En contradiction avec son bon accueil, le patron lui trouvait deux défauts impardonnables : un fort joli minois et une silhouette à lâavenant. Fallait-il pour cela lui faire grise mine? De nouveau avec le sourire, il conclut :
â Je vous laisse reprendre votre travail. Mon fils vous a-t-il déjà donné de quoi vous occuper?
â Une pile de lettres destinées à des fournisseurs. Jâai les noms, les produits, les quantités, je fouille dans les classeurs pour trouver le ton juste.
â Vous connaissez déjà ce genre de travail?
â Je faisais un peu la même chose au camp militaire de Valcartier. Vous ne pouvez deviner combien de nourriture, de vêtements, de munitions nous commandions chaque semaine. Pour être franche, les noms de plusieurs des directeurs des ateliers me sont déjà familiers.
Lâemploi précédent signifiait que la demoiselle connaissait lâanglais et pouvait tolérer la pression. Les militaires ne passaient pas pour les patrons les plus patients.
â Pourquoi avez-vous abandonné ce travail?
â La guerre ne durera pas toujours. Dans quelques mois, je me serais retrouvée au chômage. Jâai préféré devancer les événements.
â Vous avez jugé que ce magasin jouissait encore dâun petit avenir, remarqua lâhomme.
â Sous votre direction, un avenir très long.
Les yeux pétillants dâamusement faisaient pardonner les paroles flagorneuses.
â Vous savez parler aux vieux commerçants, mademoiselle Poitras. Cette fois, câest vrai, je vous laisse retourner à votre clavigraphe. Bonne journée.
â Bonne journée, Monsieur.
Thomas sâenferma dans son bureau. Une demi-heure plus tard, il entendit le bruit dâune conversation dans lâantichambre, puis un rire féminin en cascade. Ãdouard pénétra enfin dans la pièce, ferma la porte derrière lui avant de demander à voix basse :
â Quâen penses-tu?
â Bien trop jolie. Tu devrais la renvoyer tout de suite. Le jeune homme demeura interdit un moment. Il choisit de considérer ces mots comme une boutade. Il continua :
â Elle est très intelligente. En fin de journée hier, elle comprenait mieux que moi le système de classement de Couture.
â à ta place, je ne me vanterais pas trop de cela. Tu travailles ici depuis des années. Si tu nâas pas encore comprisâ¦
Sans se formaliser de la remarque, le directeur du magasin prit place sur la chaise des visiteurs, croisa les jambes et déclara finalement, sur un ton moqueur :
â Bon, entends-tu lui faire la guerre? Ou me la faire à moi?
â ⦠Non, pas du tout. Mais cette charmante jeune personne, visiblement intelligente et compétente, me rappelle une gamine appelée Clémentine LeBlanc.
Lâentrepreneur marqua une pause, puis reprit avec impatience :
â Jésus-Christ, cette histoire sâest terminée il y a quelques semaines à peine, et voilà que tu postes une jeune beauté à dix pas de ce fauteuil.
â Cela nâa rien à voir. Câest une employée. Selon toi, jâaurais dû prendre une personne moins compétente parce que celle-là est trop jolie. Elle déclassait nettement les autres.
Thomas demeura songeur. Flavie était possiblement plus efficace que les autres candidates. Son charme ne la rendait pas inapte à travailler dans un bureau. à la fin, il murmura :
â Tu as une femme et un enfant. Ne lâoublie pas.
â Comment le pourrais-je?
La voix chargée de dépit de son fils déprima encore plus le propriétaire. à la fin, Ãdouard se leva en déclarant :
â Flavie représente un joli sujet de conversation, mais je dois faire le tour de tous les rayons. Je compte tenir à lâÅil tous ces petits chefs.
Un peu plus, et il reprochait à son père de le détourner de son travail.
* *
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