La mort bleue
prenait prétexte de son nouvel auditoire pour évoquer ses griefs habituels. Elle ne rencontra pas le succès escompté.
â Remarquez, ce serait plus pratique si nous habitions avec les parents de Louis, dans les circonstances. Je le verrais plus souvent. Malheureusement, comme la grande demeure de la rue Saint-Jean abrite dâautres enfants, nous ne pouvions ajouter une nouvelle famille à la première.
â Je le répète depuis 1914, intervint Ãdouard. En se mariant, Eugénie a fait de moi un enfant unique. La maison paternelle se révèle confortable à souhait. Je lui en serai éternellement reconnaissant.
â Avec le résultat que nous avons une voiture, mais pas de maison, conclut lâépouse.
Cette dernière aimait se plaindre de se trouver recluse à cause des multiples et mystérieuses occupations de son mari. Cependant, ses récriminations devant des inconnus nâentraîneraient certes pas une multiplication des sorties de ce genre. Louis Lavigueur saisit lâoccasion dâun silence pour amener la conversation sur un autre sujet :
â Comme la nouvelle voiture a été achetée deux jours après la conversation avec ton père au sujet de ta nouvelle rémunération, je suppose que le montant a satisfait tes attentes.
â Pas tout à fait mes attentes, mais le patron a été très clair : je serais mal venu de me plaindre, selon lui. Alors je mâen contente.
En vérité, Thomas lâavait mis au défi de trouver mieux dans nâimporte quel commerce de la rue Saint-Joseph. Prise sous cet angle, sa situation financière se révélait certainement avantageuse. Mais il nâétait le fils unique dâaucun autre entrepreneur de la Basse-Ville.
* * *
Après les événements désagréables du samedi précédent, lundi matin, Thomas contempla un moment la chaise vide de son secrétaire. Encore une fois, la vie privée de son garçon faisait les frais des conversations dans tout le commerce. Ãtrangement, cela ne paraissait pas nuire à sa réputation. Un sourire désarmant suffisait à séduire le personnel. Les vendeuses en particulier semblaient indifférentes à ses incartades, du moment quâil sâamusait à leur conter fleurette avec une certaine régularité.
â Comme nous sommes dans la haute saison, nous devons remplacer cet idiot au plus tôt, déclara une voix derrière lui.
Le propriétaire se retourna pour voir son fils devant lui, élégant dans un costume de lin de bonne coupe, son canotier incliné sur lâÅil droit.
â Je suis étonné. Câest bien la première fois que tu arrives au magasin avec seulement quelques minutes de retard sur moi.
â Lâattrait de la nouveauté doit sâestomper. Déjà , jâai eu moins envie de parcourir les rues pour le plaisir, ce matin.
Le jeune homme marqua une pause, le temps dâaccrocher son chapeau près de la porte, puis il reprit en désignant le siège vide :
â Tu es certainement de mon avis, il convient de le remplacer bien vite.
â Cela te revient. En tant que président des entreprises PICARD, je te donnerai cependant un conseil : embauche un homme.
â Plus personne nâutilise les services dâun homme pour ce genre de travail.
â Ce serait plus prudent. Tu fais jaser, je ne te lâapprends pas. Ne donne pas aux gens un nouveau motif de commenter ton comportement.
Ãdouard écarta les bras de son corps dans un geste dâimpuissance, puis il ajouta, gouailleur :
â Je suis jeune, riche et beau. Cela passionne les autres. Après une pause, il reprit, cette fois, plus sérieux :
â Est-ce un ordre du président ou un conseil paternel?
â ⦠Un conseil.
â Dans ce cas, je vais embaucher une femme. Ce sera à la fois moins cher et plus agréable, sans compter que les candidats ne se bousculent plus pour ce genre de poste. Le magasin ne désemplit pas, jâai besoin dâaide tout de suite, pas dans trois semaines.
Devant la mine réprobatrice de son interlocuteur, il ajouta encore :
â Tu sais, papa, si je penche vers lâadultère, la présence dâun homme sur cette chaise ne me retiendra pas. Et si je veux rester fidèle, celle dâune femme ne mâentraînera pas
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