La mort bleue
à la taille, lâétui ouvert. La situation pouvait dégénérer très vite.
â Tu devrais jouer au héros et te placer courageusement entre tes anciens électeurs et les forces de lâordre. Il serait dommage de voir un autre innocent se faire descendre. Si tu attrapes une balle perdue, je témoignerai de ton abnégation au journaliste du Devoir qui viendra mâinterroger.
â Les gens du Devoir ne veulent plus rien avoir en commun avec moi.
Sur la place, les invectives devenaient de plus en plus insultantes. Certains manifestants cherchaient des cailloux à lancer, les officiers gardaient la main droite sur la crosse de leur revolver. La foule entourait maintenant les voitures, résolue à empêcher les prisonniers dây monter.
â Auréolé du titre de martyr de la cause nationaliste, Henri Bourassa lui-même rédigera ton hagiographie.
Ãdouard fit une pause, les yeux fixés sur son compagnon, puis il lança avec impatience :
â Vas-tu y aller, à la fin, et jouer ton rôle de trublion dans lâhistoire canadienne-française?
Après une dernière hésitation, Lavergne quitta la voiture, sâengagea sur la place. Rendu à proximité des policiers, il clama de sa plus belle voix de plaideur :
â Où conduisez-vous ces hommes?
Lâassurance, le vêtement bien coupé, la familiarité même du visage, car la photographie du politicien avait souvent orné les journaux, attirèrent lâattention des policiers. Un officier demanda :
â Qui êtes-vous?
â Armand Lavergne, avocat. Je vais représenter ces hommes. Où les emmenez-vous?
La tension baissa dâun cran parmi la foule. Dans le murmure de ces gens, le nom « Lavergne » revenait sans cesse, comme une incantation. Plutôt que de sâengager dans une émeute, ils se réjouissaient de lâarrivée dâun sauveur.
â Nous les conduisons à Montmagny. Quand nous les aurons tous, nous organiserons un transport vers Québec.
Le nouveau venu hocha la tête dâun air entendu, puis sâadressa aux prisonniers :
â Je vais suivre ces voitures pour mâassurer que rien ne vous arrive en chemin. Je parlerai à chacun dâentre vous tout à lâheure.
Ces paroles parurent rassurer tout le monde. La foule sâouvrit devant les voitures. Les prisonniers prirent place sur les banquettes arrière. En conséquence, de part et dâautre des véhicules, un officier de police ferait le trajet jusquâà Montmagny, debout sur le marchepied, cramponné à la toiture.
Au moment où Lavergne revint vers la Chevrolet, Ãdouard, goguenard, frappa ses mains lâune contre lâautre, dans un applaudissement pseudo-admiratif. Quand lâhomme sâinstalla sur le siège du passager, il déclara :
â Nâen doute pas, toutes les feuilles nationalistes diront un bon mot sur toi. Même LâAction catholique te recommandera pour une médaille du Vatican.
â Cesse de dire des sottises et ramène-nous à Montmagny.
Le démarreur électrique fit une nouvelle fois des merveilles.
* * *
Un peu après le souper, Thalie proposa à Françoise :
â Allons prendre lâair sur la terrasse Dufferin. Je soupçonne ces deux-là de vouloir se parler les yeux dans les yeux.
Elle parlait de Marie et de Paul Dubuc, revenu de sa retraite de Rivière-du-Loup afin de discuter des derniers événements avec ses collègues du Parti libéral. La grande fille quitta son fauteuil en disant :
â Nous serons de retour à dix heures. Il y aura certainement des musiciens près du Château . Après cette chaude journée, tout le monde voudra en profiter.
â ⦠Je serai sans doute couchée à ce moment, répondit Marie. Nous travaillons demain matin et je me sens un peu fatiguée.
La même complicité liait le trio de femmes. Bien sûr, Marie serait couchée à dix heures, mais pas pour faire une réserve de sommeil pour les jours à venir. Son amant serait à ses côtés. Il sâesquiverait discrètement quand les jeunes filles se trouveraient dans leur chambre respective.
Après le départ des jeunes demoiselles, la marchande vint rejoindre son amoureux sur le canapé afin de se blottir contre lui. La fenêtre laissait entrer une brise
Weitere Kostenlose Bücher