La mort bleue
entendu les deux autres, aussi il commença :
â Devez-vous partir aussi?
â Non. Je resterai bien sagement à Québec au moins jusquâà la fin de la guerre, expliqua Françoise.
Le lien entre la sédentarité de son interlocutrice et le déroulement du conflit lui parut un peu mystérieux. Il espéra tirer cela au clair lors dâune prochaine rencontre.
â Jâaimerais bien vous revoir⦠Croyez-vous cela possible?
â Pourquoi pas⦠Je veux dire, cela me ferait plaisir.
â Puis-je venir vous inviter à marcher, un soir prochain?
Je suppose que je termine le travail avant vous.
Lâhoraire des vendeuses sâétirait souvent cruellement tard. Dès la fondation de son commerce, Alfred avait été très attentionné envers ses employées, à ce sujet,
â Nous terminons généralement à six heures, rarement plus tard.
à la lumière de lâéclairage des rues, elle remarqua le contentement sur le visage de son compagnon. Elle se surprenait de plaire. La sensation était si nouvelle pour la jeune fille sage. Lâhomme demanda encore :
â Vous travaillez et vous habitez là ?
â Ma patronne a un garçon à la guerre, elle me loue sa chambre.
Le détachement avec lequel elle prononça ces paroles la troubla profondément.
â Si elle ne demande pas trop cher et si elle ne vous accable pas de corvées domestiques, lâarrangement peut être agréable.
â Je nâai aucun motif de me plaindre, bien au contraire. Il tendit la main, prit celle de la jeune fille en murmurant :
â Bonne nuit, Françoise.
â Bonne nuit, Gérard.
Thalie avait déjà déverrouillé la porte du commerce et était entrée. Déçu de son peu de succès, son cavalier descendait la rue, un peu plus loin. La seconde jeune fille sâengouffra dans la bâtisse après un dernier salut de la tête.
â Nous pouvons monter sans crainte, affirma la fille de la maison en sâengageant dans lâescalier. Les tourtereaux se trouvent derrière une porte close ou alors ton père sâest déjà esquivé par lâescalier de service, comme dans une comédie française.
â Jâai honte, murmura Françoise.
Thalie revint sur ses pas. La pénombre régnait dans le commerce. Les mannequins prenaient une allure vaguement fantomatique. Les lumières dans la rue éclairaient toutefois un peu le visage désolé.
â Mais pourquoi, grands dieux?
â Jâai passé une bonne soirée.
â Moi aussi.
â Jâaimerais le revoir. Il paraît gentil.
Sa compagne sâapprocha, la prit par le bras pour lâentraîner vers la grande vitrine, afin de distinguer ses traits un peu mieux.
â Il semble moins prétentieux que le bel Antoine, ce qui le rend certainement un peu plus sympathique.
Elle marqua un temps dâarrêt, puis continua :
â Pourquoi te sentir coupable?
â Mathieu risque sa vie, et moiâ¦
â Tu ne veux pas gaspiller la tienne à lâattendre. Cela me semble raisonnable.
La repartie laissa Françoise un moment désarmée, puis elle précisa :
â Il compte sur moi. Je me suis engagée avec lui.
â Ensuite, il est parti, sans demander de permission à quiconque. Au moment où vous vous êtes quittés, il a sans doute dit « Je tâaime »â¦
â Oui, il lâa dit.
â Pour te tourner le dos et monter dans son foutu navire en fer.
Des larmes coulaient maintenant sur les joues de la jeune femme. Thalie les essuya du bout de ses doigts gantés. Elle poursuivit :
â Comme tout être libre, il a fait un choix. Je respecte cela. Nous étions trois à le regarder partir en pleurant. Mais cela ne lui donne pas le droit de tâenchaîner. Les Pénélopes, cela fait un peu dépassé en 1918, ne trouves-tu pas?
â ⦠Des fois, jâai envie de le détester parce quâil est parti.
â Moi, je le déteste souvent. Tout en lâaimant follement.
Un moment, Françoise demeura songeuse, réalisant que ce constat sâappliquait aussi à elle. à la fin, elle osa formuler lâindicible :
â Il risque de ne jamais revenir. Je lâattends peut-être pour rien.
â Je sais bien. Câest pour cela que tu ne dois pas
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