La mort bleue
vingt ans dâavoir un enfant, porta. Silencieusement, Ãlisabeth remit le bébé dans les bras de la jeune mère. Témoin de lâéchange, Ãdouard déclara :
â Il faudrait adresser tes récriminations à Ãve, adorable sÅurette. Après tout, le « Tu enfanteras dans la douleur » tient à son appétit déraisonnable pour les pommes.
Le vieux notaire Dupire sâagita sur le canapé, un peu inquiet de la façon cavalière dâévoquer lâAncien Testament. Son épouse, assise à ses côtés, arrivait plus facilement à faire abstraction des remarques de ce genre. Le jeune Charles saisit lâoccasion pour faire entendre sa voix.
â Je crois quâil a faim, remarqua Jeanne.
â Je viens tout juste de mâasseoirâ¦
Eugénie affichait une lassitude résignée. Elle souleva un peu le bébé, la domestique le prit dans ses bras. Debout, à peu de distance, Ãlisabeth préféra ne pas apporter son aide, de crainte dâune nouvelle rebuffade. Fernand sâapprocha, offrit son bras à son épouse. Un moment plus tard, la mère sâinstallait dans un coin de la cuisine et détachait son corsage pour en sortir un sein menu, tout rond de lait. Dâinstinct, lâenfant chercha la pointe, agitant les lèvres dans un mouvement de succion avant même de la toucher.
Fernand surveillait la scène, contemplant la pointe rose gorgée de sève. Le tableau aurait dû lui paraître touchant. Il le laissait troublé. Sa femme faisait tous les gestes de la maternité dâune façon un peu mécanique, tout en conservant sur le visage un masque dâindifférence un peu agacée.
â Pourras-tu te joindre à nous pour le dîner?
â Comme tu ne tâen doutes pas, semble-t-il, jâai un peu de mal à demeurer en position assise.
â Nous pouvons transporter le fauteuil dans la salle à dîner, ajouter un coussin sur le siège.
La jeune femme fixa sur lui des yeux impatients, irritée par son insistance.
â Tous ces gens sont venus pour te voir, précisa-t-il.
Il nâobtiendrait pas quâelle formule son assentiment à haute voix. à la fin, il quitta la pièce en disant :
â Fais lâeffort de rester quelques instants avec nous.
Elle accorda vingt longues minutes à la famille réunie, puis regagna sa chambre avec lâaide de Jeanne. Tout au long du repas, Ãlisabeth effectua un va-et-vient entre la salle à manger et la cuisine, où la domestique sâoccupait de faire manger Antoine, maintenant âgé de deux ans et demi. Il ouvrait la bouche avec bonne volonté pour enfourner des cuillerées de légumes. Sur une chaise haute, Béatrice, une grande personne dâun an et quelques jours, manipulait des morceaux de nourriture, sâen enduisait les joues et finissait par en avaler un peu.
Lors dâune de ses visites, Ãlisabeth demanda à la jeune femme :
â Vous plaisez-vous ici?
â ⦠Câest un bon emploi.
â Vous y êtes à cause de moi, je me souviens très bien de vous avoir demandé de venir ici, en 1914. Jâespère que ce fut pour le mieux.
Jeanne gazouilla un moment en cÅur avec le petit garçon, puis elle confia :
â Vous lâavez vue, son caractère ne sâaméliore pas. Certaines femmes se cassent les reins pendant douze heures par jour dans une usine de munitions, moi, jâendure lâhumeur massacrante de votre belle-fille.
Cette remarque, formulée tout doucement, contenait une révolte réprimée pendant des années.
â ⦠Je vous demande pardon.
La femme avait cru rendre service à la jeune mariée, lui permettre une transition plus facile dans sa nouvelle famille. Elle devinait toutefois que le contact étroit avec Eugénie, jour après jour, devait se révéler éprouvant.
â Vous savez, rétorqua Jeanne, un peu plus sereine, ma situation a des aspects plus réjouissants. Prenez ces deux-là â¦
Des yeux, elle désignait les enfants.
â Ce sont des bébés adorables⦠Ils tiennent de leur père.
La bonne donna cette précision avec un sourire ironique. Elle ajouta après une pause, heureuse dâavoir, pour la première fois, une oreille sympathique à sa confidence :
â Monsieur Fernand est
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