La mort bleue
dizaine de jours.
La jeune femme posa son regard sur le père, mesura encore combien celui-ci paraissait moins séduisant que le fils. Elle lui dit néanmoins avec sa gentillesse habituelle :
â Je devine que vous désirez voir monsieur Picard.
â Il mâa fixé un rendez-vous.
â Avec deux patrons, mon travail se complique un peu. Je connais bien le programme de monsieur Ãdouard, mais monsieur Thomas me réserve des surprises.
Elle disait cela du ton dâune personne capable de pardonner cet accroc. Après avoir frappé de petits coups sur la porte, elle glissa la tête dans lâembrasure pour dire :
â Votre visiteur est arrivé, Monsieur.
Avant dâentrer, Fulgence se tourna vers son rejeton en disant :
â Tu vas mâattendre ici. Sois bien sage.
Le garçon acquiesça dâun signe de tête, tout en allant occuper une chaise placée contre le mur. Flavie demanda, en se plaçant debout devant lui :
â Aimerais-tu que jâaille te chercher des bonbons?
De nouveau, il donna son assentiment en hochant la tête, accueillant ce genre dâattention comme un dû à sa petite personne. Dans le bureau, le gérant des ateliers PICARD fermait la porte derrière lui.
â Bonjour, monsieur Picard.
â Comme je suis content de te voir, répondit Thomas en venant à sa rencontre la main tendue. Mais je te le répète, tu pourrais abandonner le « monsieur » avec moi.
â ⦠Je nâoserais jamais, vous êtes mon patron.
â Oh! De moins en moins. Je deviens un rentier, jâen ai peur. Ã ce sujet, comment se passent les choses avec mon fils?
La question recelait un piège, le petit homme prit bien son temps avant dâarticuler :
â Je travaille avec vous depuis des décennies, jây prends un réel plaisir et je souhaite continuer pendant longtemps encore. En conséquence, je suis très heureux que vous demeuriez dans lâentreprise. Dâun autre côté, la collaboration avec votre fils promet dâêtre fructueuse.
En regagnant son fauteuil derrière le bureau, Thomas partit dâun grand rire :
â Tu devrais faire de la politique. Une réponse pareille tient de la haute diplomatie.
â Dieu mâen préserve.
Létourneau occupa la chaise destinée aux visiteurs. Sur la surface du bureau, un Soleil se trouvait étalé. Un grand titre évoquait lâamnistie offerte aux « insoumis » désireux de se rendre tout de suite aux autorités.
â Comme tu vois, je suis un vrai retraité. Tu me surprends à lire le journal dans mon bureau. Je mettrais à la porte tout employé faisant la même chose.
â Que pensez-vous de cette mesure?
Le visiteur évoquait la tolérance affichée par le gouvernement fédéral.
â Câest la carotte avant le bâton. On fermera les yeux sur la faute des jeunes gens disposés à se présenter au bureau de recrutement. Mais ceux qui ne se mettront pas en règle devront faire face à la justice.
Le commerçant ferma le journal, puis continua :
â Comme des centaines de policiers militaires se promènent dans les campagnes, lâabandon des poursuites nous vaudra peut-être la soumission de certains. Je soupçonne néanmoins que la plupart continueront leur jeu de cache-cache.
Thomas marqua une pause afin de revenir à sa vocation première, celle dâentrepreneur :
â Maintenant, voyons ce que nous offrirons à la clientèle cet hiver.
Il ouvrit un registre et passa lâheure suivante à donner les quantités de paletots, de manteaux de fourrure, de pantalons et de robes à produire dans les ateliers de la Pointe-aux-Lièvres. Quand le directeur se leva pour regagner la porte, son employeur lâaccompagna en demandant :
â Je manque à tous mes devoirs de politesse. Comment se portent ta femme et ton garçon? Ce dernier paraît un peu plus vieux que son âge.
â Thérèse va bien. De son côté, Jacques grandit comme une mauvaise herbe. Justement, il est avec moi. Si vous voulez le voirâ¦
Thomas sortit de son bureau, reconnut sans hésiter le garçon blond car il lâapercevait trois ou quatre fois chaque année. Un petit sac de papier dans la main, il mastiquait lâoffrande de Flavie avec application.
â
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