La mort bleue
clandestins, afin de se désaltérer un peu.
â Vos papiers, demanda un homme dâune voix peu amène.
Lâofficier tendait la main. Ãdouard chercha dans sa poche, sortit une feuille pliée en quatre, manipulée si souvent quâelle paraissait sur le point de se diviser en lambeaux. Son état matrimonial agissait comme un sésame.
â Câest bon, circulez.
â Que se passe-t-il?
â ⦠Ce ne sont pas vos affaires.
Les militaires ne cultivaient guère lâhabitude de rendre des comptes à la population civile. Sur la place du marché, des femmes, panier au bras, sâaffolaient un peu. Autour dâelles, le ton montait. Des jeunes gens se trouvaient mis aux arrêts, pour la très grande majorité dâentre eux simplement parce quâils avaient laissé le précieux papier dans leur habit du dimanche, à la maison.
â Que va-t-il leur arriver? insista Ãdouard en regardant une demi-douzaine de garçons penauds, des fers aux poignets.
Le militaire hésita un moment, jaugea du regard lâhomme bien vêtu, un notable, puis expliqua :
â Je suppose quâun parent ou un voisin viendra à la Citadelle afin de nous remettre lâexemption.
â Les autres?
â Les conscrits en fuite seront bien vite mis sur un navire à destination de lâEurope.
Le commerçant secoua la tête, tourna les talons, un peu découragé par un pareil acharnement. Quand des soldats en goguette ne venaient pas importuner les civils, les autorités lançaient de telles opérations de grande envergure. Comme bien peu de membres de la classe dââge visée par lâenrôlement obligatoire devaient être assez imprudents pour se montrer en ville, lâopération cherchait plus à prouver le sérieux des autorités dans ses efforts de faire respecter les lois quâà expédier des insoumis sur les champs de bataille.
« Du simple harcèlement », conclut-il en retournant vers son commerce.
* * *
Trois jours plus tôt, le docteur Charles Hamelin était venu en pleine nuit afin de procéder à lâaccouchement dâEugénie. La mère demeurait encore un peu mal en point, lâenfant, de son côté, hurlait à tout rompre, résolu à faire connaître son existence à toute la maisonnée.
Le samedi 17 août, dans une robe dâun bleu soutenu, un chapeau cloche sur la tête, Ãvelyne marcha jusquâaux fonts baptismaux avec le précieux fardeau dans les bras. Elle devenait la marraine du nouveau venu dans le clan Dupire. à ses côtés, Ãdouard incarnait un parrain fort passable. Si un malheur touchait les parents, ce couple sâengageait à prendre la relève pour prendre soin du nouveau-né et lâélever chrétiennement.
Deux heures plus tard, les Picard envahissaient la grande maison du vieux notaire, située près de la leur. Très vite, Ãlisabeth, dans un fauteuil, prit le petit Charles dans les bras, un être au visage fripé, ses petites mains repliées devant lui dans un geste de défense.
â Fernand, fit remarquer Ãdouard dâune voix ironique, ce garçon ne devrait-il pas porter mon prénom? Après tout, je viens de promettre de le protéger des entreprises du démon. Cela vaut bien un petit geste de reconnaissance.
â Tu le sais bien, nous ne faisons rien comme les autres.
Le bébé porte le prénom du médecin accoucheur.
â Si vous établissez là une nouvelle tradition, plusieurs des garçons du quartier sâappelleront Charles. Pour les filles, je suppose que ce sera Ãlise, comme la femme du docteur.
Un mouvement du côté de la porte du salon attira lâattention. Eugénie apparut, pâle, visiblement fatiguée, lourdement appuyée au bras de Jeanne. Très vite, sa belle-mère quitta son fauteuil en disant :
â Viens tâasseoir ici. Je suis si contente de savoir que tout sâest bien passé.
â Dans lâétat où je me trouve, lâaccouchement ne me paraît pas avoir été si facile. Question de point de vue, sans doute.
â Je sais, même quand tout va bien, la douleur se révèle épouvantable.
â Bien sûr, tu as une grande expérience de ce genre de choseâ¦
Le sous-entendu, adressé à une femme si désireuse depuis plus de
Weitere Kostenlose Bücher