La mort bleue
cesser de vivre.
Françoise poussa un long soupir, effaça le reste de ses larmes dâun geste un peu rageur. Elle demanda, incertaine :
â Tu lui en veux aussi de sâêtre enrôlé?
â Ãvidemment. Dâun autre côté, avoir eu son âge, jâaurais fait exactement la même chose.
â Avec le corps dâinfirmières?
Elle acquiesça dâun signe de la tête, saisit le bras de son amie pour lâentraîner vers lâescalier. Sur le premier palier, elle demanda :
â Comptes-tu revoir le gentil Gérard?
â Sâil me le demande, oui.
â Alors je souhaite quâil le fasse.
â ⦠Si je mâattache à lui?
Thalie haussa les épaules, affirma dâun ton faussement léger :
â Qui va à la chasse risque de perdre sa place. Tu es si raisonnable, je suis certaine que tu prendras la bonne décision.
â Si cela arrivait, Mathieu serait sans doute très malheureux.
â Je serais là pour le consoler⦠Câest le rôle dâune petite sÅur.
Thalie secoua la tête, faisant voler la lourde tresse de ses cheveux sombres. Si le grand escogriffe pouvait se payer le luxe dâune peine dâamour au moment de son retour dâEurope, ce serait tout de même une bien petite souffrance, en comparaison avec le sacrifice de nombreux soldats. Tous les jours, les journaux offraient la liste des morts au champ dâhonneur.
* * *
Flavie Poitras incarnait toujours la même efficacité souriante. Ses doigts fins parcouraient le clavier de la machine comme sâils jouissaient de leur intelligence propre. Après quelques semaines dans les lieux, elle savait où se trouvait chacune des lettres, chacune des commandes, chacun des ordres de paiement effectués depuis quelques années. Et en plus, elle était jolie!
Au moment dâarriver au bureau, le vendredi 16 août, lâexcitation rougissait ses joues. Elle passa la tête dans la porte du bureau dâÃdouard pour déclarer :
â Je suis tellement désolée de mon retardâ¦
â Je vous pardonneâ¦
â Mais jâai eu du mal à traverser les cordons de police.
Câest ridicule, ils mâont demandé aussi mes papiers. Les femmes ne sont pas conscritesâ¦
Ãdouard quitta son siège afin de sâapprocher des grandes fenêtres donnant sur lâéglise Saint-Roch et se pencha pour voir la rue.
â Où sont-ils, ces policiers?
â Vous ne pouvez pas les voir dâici. Ils encerclaient le marché Jacques-Cartier.
Ce dernier se trouvait au coin des rues de la Couronne et Saint-Joseph. Lors de la fusillade meurtrière, quelques semaines plus tôt, lâarmée en avait fait son camp retranché.
â Il ne sâagissait certainement pas des policiers de la ville, ragea-t-il.
Ces derniers nâoseraient certainement pas persécuter la population de la sorte. Ils ne tenaient pas plus à la conscription que les simples citoyens.
â La police militaire.
Le jeune patron demeura un moment songeur, puis il décrocha son canotier de la patère en disant :
â Je vais aller jeter un coup dâÅil. Je me demande bien ce quâils veulent encore.
Flavie se retint de déclarer combien les intentions des autorités lui paraissaient évidentes. La chasse aux insoumis ne faisait pas relâche.
Quelques minutes plus tard, lâhomme déboucha place Jacques-Cartier. Les cultivateurs des environs avaient placé leurs charrettes les unes contre les autres. Entre elles, des plate-formes de bois permettaient aux ménagères de faire leurs achats sans que leurs bottines lacées sâenfoncent dans les trois pouces de crottin encombrant le sol.
La plus grande agitation régnait. Une centaine de policiers militaires lançaient des ordres, sâagitaient en tous sens. Certains empêchaient les paysans dâatteler leurs chevaux pour partir à la sauvette. Les autres allaient voir les plus jeunes pour leur demander leur nom et leurs papiers dâexemption. Ils pariaient que des insoumis commettaient lâimprudence de venir en ville. Se dissimuler dans les bois ou se terrer dans un caveau à patates lassait les garçons dans la jeune vingtaine. Une journée au marché fournissait lâoccasion de visiter les tavernes voisines ou de dénicher les débits de boisson
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