La mort bleue
moteur noyé, il se releva en jurant. Le magasin devait ouvrir à huit heures, retourner dans la maison pour appeler un taxi le mettrait en retard. Mieux valait marcher dâun pas rapide vers lâhôtel du Parlement et profiter de lâune des voitures qui se trouveraient nécessairement là .
La prévision se montra exacte, Ãdouard monta bientôt dans une Chevrolet de couleur sombre après quâun député en fut descendu, et il indiqua au chauffeur de se rendre au magasin PICARD.
Au moment où le véhicule gagnait lâavenue Dufferin, ce dernier commenta :
â Enfin, la neige a disparu des pelouses.
â Cela arrive tous les printemps, remarqua le passager.
Lâautre se tourna à demi, surpris de voir quelquâun se refuser à commenter le climat. Pourtant, les conversations de ce genre prenaient des allures dâincantation depuis plus de trois siècles, à chaque changement de saison. Il allait se réfugier dans le silence quand Ãdouard enchaîna, soudainement plus amène :
â Passez par la nouvelle côte, celle qui donne sur le boulevard Langelier.
â ⦠Câest plus long.
â Cela ne fait rien. Prenez ce chemin, je dois mâarrêter quelque part.
Quelques minutes plus tard, le taxi négociait la pente abrupte, tout en courbe, pour rejoindre la plus élégante artère de la Basse-Ville. Le passager se tourna pour contempler le lieu des événements du 1 er avril, son ventre se noua au souvenir dâOvide Melançon, étendu sur le dos, les tripes bien visibles à cause de la chair et du vêtement déchirés.
Quand lâÃcole technique se profila sur sa gauche, il demanda :
â Tournez dans la rue de la Reine.
Puis, il précisa encore :
â Arrêtez-vous ici, jâen ai juste pour une minute et je reviens.
Lâautre voulut protester, il se retint de justesse. Les clients devaient payer le prix de la course sur-le-champ, avant de quitter le véhicule. Les attendre se révélait désastreux pour les affaires. Mais lâhéritier Picard méritait ce genre de petites attentions.
Ãdouard grimpa lâescalier du petit édifice situé au coin de la rue Saint-Anselme, deux marches à la fois, frappa à la porte de lâappartement, tout en cherchant la clé dans sa poche. Le salon demeurait dans lâétat où il lâavait trouvé, trois semaines plus tôt. La petite table, alignée devant une causeuse, portait une pile de magazines disposés bien régulièrement. Dans la cuisine minuscule, lâarmoire à provision ne contenait quâun peu de thé, du sucre et un pot de confiture presque vide. Dans la glacière, plus rien. Elle avait tout rangé avant de disparaître.
Il passa dans la chambre, ouvrit la porte de la penderie. Il restait quelques vêtements, ceux quâelle ne portait plus.
â Jésus Christ! Où est-elle passée?
Une fin dâaprès-midi, à la fin avril, il avait découvert les lieux ainsi. Une première explication lui était venue naturellement : elle devait se trouver chez ses parents, à Saint-Michel-de-Bellechasse, pour un événement imprévu, des funérailles sans doute. Après quelques jours à attendre de ses nouvelles, préoccupé, il sâétait rendu à la Quebec Light, Water and Power, pour apprendre que Clémentine LeBlanc avait remis sa démission.
â Câest un coup de tête, dit-il encore à mi-voix. Elle va revenir.
Le ton ne présentait cependant aucune conviction. La jolie blonde avait disparu sans laisser son adresse à son patron ou à ses compagnes de travail. Ou, plus vraisemblablement, elle avait formellement interdit à ces personnes quâon lui transmette lâinformation. Son insistance nâavait servi à rien.
Au moment où Ãdouard regagna le trottoir, le chauffeur se tenait à lâarrière du véhicule, la main sur la poignée du coffre.
â Monsieur, venez voir, chuchota-t-il sur le ton de la conspiration.
Ãdouard sâapprocha pour contempler un assortiment de bouteilles placées les unes contre les autres.
â Si vous voulez faire des provisions, je peux trouver nâimporte quoi pour vous.
â Dâaprès ce que je vois, vous devez chercher des clients sans bagages. Vous ne pourriez même pas ajouter un
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