La mort bleue
petit porte-documents dans ce coffre.
Le chauffeur lui jeta un regard soupçonneux, craignant dâêtre tombé sur un « sec », lâun de ces farouches partisans de lâabstinence. Lâun ou lâautre de ces zélotes était susceptible de le dénoncer aux autorités. Les mots suivants le rassurèrent à ce propos :
â Combien vous dois-je? Faire le reste du chemin à pied me permettra de prendre lâair.
à son arrivée au commerce, les chefs des rayons se trouvaient déjà au travail. Dernier à regagner son poste, il nâimpressionnerait personne par sa ponctualité.
* * *
Depuis la réception de la lettre dâadmission de lâUniversité McGill, Thalia Picard et quelques-unes de ses camarades devenaient une source dâadmiration au sein du Quebec High School. Tout à côté du panneau dédié à « Nos héros », un autre était apparu, coiffé des mots « Les nôtres à lâuniversité », avec les noms des heureuses élues. Chaque fois quâelle passait à proximité de celui-ci, la jeune fille sâabandonnait à un péché dâorgueil pour lequel elle ne quémanderait aucune absolution dâun confesseur.
Pendant quâelle descendait les marches de lâescalier de lâinstitution, une camarade accorda son pas au sien en demandant :
â Dis-moi, lâexamen était-il aussi difficile quâon le dit?
Répondre non paraîtrait terriblement prétentieux, en plus dâinciter peut-être certaines élèves moins zélées à la procrastination.
â La directrice nous prépare très bien, alors nous ne risquons pas de connaître de mauvaises surprises. Toutefois, nous devons redoubler nos efforts pour tout maîtriser.
Deirdre, une grande jeune fille efflanquée présentant un sourire un peu chevalin, enregistra lâinformation, se promit de ne pas ménager ses heures dâétude, lâannée suivante, afin de connaître un sort aussi heureux. Alors que toutes les deux sâengageaient dans la Grande Allée, elle demanda encore :
â Sur le tableau, ils ont écrit que tu désirais devenir médecin. Câest vrai?
â Oui, si tout se déroule bien. Cela aussi risque dâêtre un peu ardu.
â Surtout que parfois, les garçons endurent mal de voir des filles parmi eux. Tu risques dâêtre la seule dans une classe toute masculine.
Au ton de sa voix, chargée dâémotion, Thalie jugea que Deirdre devait trouver dans sa propre famille des hommes réfractaires à lâidée de la voir poursuivre des études supérieures.
â Ils ont tellement peur de découvrir que nous ne sommes ni faibles, ni sottes, ni désintéressées des questions importantes, ricana-t-elle en secouant la tête.
Le mouvement fit voler la lourde tresse de ses cheveux.
â ⦠Ne doutes-tu pas, parfois?
En tournant la tête pour regarder le visage de sa compagne, Thalie prit son bras.
â Comme tout le monde, je doute au moins dix fois par jour. Cependant, jâessaie de ne rien laisser paraître. Tous ceux que la présence des femmes dérange vont fixer sur nous un regard inquisiteur, chercher le plus petit signe de faiblesse. Il ne faut pas leur donner ce plaisir-là .
â Je ne sais pas si je vais y arriver⦠Je veux dire : ne rien laisser voir.
â Concentre-toi sur leurs déficiences à eux. Tu sais, si tellement dâhommes protestent si fort contre la présence des femmes à lâuniversité ou dans les professions, câest parce quâils sont terrorisés à lâidée de nous voir comme des égales. Ceux qui hurlent le plus sont sans doute les plus limités, les plus complexés. Nous leur faisons perdre tous leurs moyens.
Elle montra son petit doigt plié en deux à sa compagne. La remarque, lâallusion sous-entendue, et surtout le geste, provoquèrent un rire bref chez la jeune anglophone. Les mots de lâun de ces complexés lui revenaient en mémoire avec une grande précision.
â Jâaimerais avoir la même assurance que toi.
â Commence par faire semblant de lâavoir. Elle viendra ensuite.
Thalie se remémora les textes outranciers publiés dans Le Devoir par Henri Bourassa, à propos du vote des femmes. La cause de
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