La mort bleue
Voilà un jeune homme bien robuste, dit Thomas en lui tendant la main.
Les doigts du garçon collaient un peu à cause des bonbons.
â Tu as voulu venir voir notre grand magasin? demanda encore le commerçant.
Le père répondit à la place du fils, désireux de justifier une absence des ateliers un peu trop longue :
â Comme la rentrée scolaire aura lieu bientôt, jâai voulu lâemmener pour acheter quelques pièces de vêtements. Cela ne prendra quâune minute ou deux.
â Dis plutôt dix ou vingt, sinon trente. Prends tout le temps quâil te faut.
Lâhomme se retourna vers Jacques pour commenter encore :
â à la vitesse où tu grandis, tes pantalons doivent toujours paraître trop courts.
Le commentaire ne méritait aucune réponse. Jacques soupira, un peu lassé de lâintérêt de cette grande personne. Après des salutations à la ronde, Létourneau quitta les lieux, la main droite sur lâépaule de son fils. Thomas les regarda sâéloigner, les yeux vagues.
â Câest un bel enfant, commenta Flavie avec un sourire. Vous paraissez lâaimer.
Un instant, Thomas la contempla fixement, inquiet de sâêtre trahi par sa trop grande candeur. La jeune femme continua :
â Ãdouard a dû avoir bien de la chance, petit. Vous deviez être très attentif à ses besoins.
Une conclusion de ce genre, bien inoffensive, le rassura tout à fait. Aussi lâhomme lui adressa un regard reconnaissant en concluant :
â Je suppose que tous les garçons ont à se plaindre de leur père. Ãdouard de moi, Jacques de ce pauvre Fulgence.
â Monsieur Ãdouard affiche un grand respect pour vous.
La remarque venait avec un grand battement des cils. Un moment, son interlocuteur se demanda auquel des « messieurs » elle adressait son compliment.
â Eh bien, quand le fils admiratif de son paternel passera sous vos yeux, dites-lui de venir me voir.
Sur ces mots, il retourna sâenfermer dans son bureau.
* * *
Une préoccupation sâimposait dans de nombreuses demeures de la province, tenaillait des milliers de parents. Si jusque-là , les insoumis avaient pu, simplement en se présentant dans un bureau de recrutement, régulariser leur situation, depuis le 24 août, ils étaient traités comme des déserteurs et susceptibles de passer en cour martiale. Les journaux évoquaient à mots couverts les centaines de soldats français fusillés après une procédure de ce genre. Bien plus, une rumeur tenace laissait entendre que des membres du 22 e bataillon subissaient le même sort pour avoir refusé de marcher au combat.
â Voilà que lâon projette dâexécuter des milliers de fils de cultivateurs canadiens-français! clama Ãdouard.
Le jeune homme se trouvait attablé dans la salle à manger familiale, un exemplaire de La Patrie replié devant lui. Ãlisabeth posa sur lui un regard préoccupé, bien certaine quâun emportement de ce genre écorchait les bonnes manières. Les soupers familiaux devaient demeurer empreints de sérénité, prétendait le petit manuel de civilité de la baronne de Staffe. Surtout, cela risquait dâentraîner une discussion acerbe.
â Je suppose quâencore une fois, Armand Lavergne tâinspire ces paroles aussi insensées, rétorqua Thomas.
Le garçon se sentit dâautant plus blessé que son père avait raison : une conversation avec lâancien député, à lâheure du dîner, alimentait ses sombres réflexions depuis quelques heures.
â Les tribunaux militaires ne connaissent quâune seule sentence. Cela nâa rien de surprenant, les officiers envoient à la mort des milliers de jeunes gens pour alimenter leur appétit de gloire. Attacher un gars à un poteau pour le cribler de balles ne les trouble pas.
â Exprimer ce genre de colère contre des chefs incompétents ou inhumains convient mieux aux personnes qui ont accepté dâaller combattre, ne trouves-tu pas? Pour les autres, parler des glorieux fantassins sacrifiés et des lâches officiers planqués à lâarrière sonne un peu faux.
Au moment où la fin du conflit se dessinait à lâhorizon, un curieux phénomène se développait. Les personnes farouchement opposées
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