La mort bleue

Maintenant, il menace les insoumis de la cour martiale. Le bonhomme tient-il à répéter les événements de Pâques dernier?
    Le maire laissa échapper un soupir de lassitude. Diriger une petite ville devenait bien complexe, en période de guerre.
    â€” Ces troubles à Toronto, ou ailleurs dans l’Ouest, tiennent à l’action des bolcheviques. Depuis l’automne dernier, un peu partout, des lunatiques tentent de rééditer l’expérience de Moscou. Même en Allemagne, le pays est secoué de manifestations sanglantes.
    L’affirmation troubla un peu le visiteur. La révolution russe faisait des émules un peu partout, les idées subversives devenaient contagieuses. Les journaux ne tarissaient pas sur le sujet.
    â€” Y a-t-il des socialistes au Canada?
    â€” Évidemment, il y en a. Bien des immigrants d’Europe centrale ou de l’Est arrivent ici avec des idées dangereuses dans leur valise. Puis, il y a cette association venue des États-Unis, qui regroupe des travailleurs industriels. Il y a des milliers de membres dans l’Ouest, des wobblies . Ce sont de vrais socialistes.
    â€” Ce gars fusillé dans l’Utah, il y aura bientôt trois ans, était un des leurs, je pense.
    â€” Joe Hill. Oui, c’était un de ces fous dangereux. Vous souvenez-vous de tout le grabuge créé par son exécution?
    Picard acquiesça d’un signe de tête.
    â€” Il a finalement été incinéré à Chicago et une partie de ses cendres a été envoyée dans chacun des locaux du syndicat aux États-Unis et au Canada, avec les mots « Assassiné par la classe capitaliste ».
    Le personnage, haut en couleur, ferait encore parler de lui pendant des décennies. Sans intérêt du temps de son vivant, une fois mort, il devenait une icône de la rébellion.
    â€” J’ai vu un film sur ce type, lors de mon voyage à New York, au début de l’été, confia Thomas. Toutes les femmes du continent semblent en train de devenir folles de son fantôme. On lui attribue de nombreuses chansons, elles se vendent très bien, paraît-il.
    Le maire hocha la tête, heureux de se trouver avec une personne familière de son sujet.
    â€” Alors, dans une grande mesure, continua-t-il, je pense que les désordres dans les villes tiennent à des agitateurs de ce genre. Je n’en veux pas à Borden de leur faire la vie dure, même si cela signifie quelques pots cassés.
    â€” La contagion viendra-t-elle jusqu’ici?
    Le commerçant gardait une profonde méfiance à l’égard des idéologies opposées à la liberté d’entreprendre.
    â€” Des socialistes à Québec? ricana Lavigueur. Dieu merci, nos bons curés montent la garde, ils nous protègent très efficacement. Monseigneur Bégin m’assure que le syndicalisme catholique nous évitera cette gangrène. Il me casse les oreilles avec son slogan : « Un rempart contre les idées subversives. »
    â€” Je sais. L’abbé Maxime Fortin prêche la bonne parole à de nombreux employés du magasin. Il recrute les meilleurs dans le cercle Léon XIII. Il est même venu me proposer de créer moi-même une union dans mon entreprise. Quel petit prétentieux!
    Après un bref silence, le commerçant revint à sa première préoccupation :
    â€” Depuis quelques jours, les insoumis s’exposent à être traduits devant une cour martiale. Les agitateurs s’emparent déjà de la nouvelle. Nous n’en avons pas fini avec les manifestations.
    â€” Vous avez bien raison. Quelle mesure à la fois imprudente et inutile. Tous les élus libéraux, à l’Assemblée législative du Québec comme à la Chambre des communes d’Ottawa, protestent discrètement contre cette initiative, destinée à faire plaisir à quelques impérialistes de l’Ontario. À ce sujet, nous faisons beaucoup de peine au bon cardinal : nous disons que les insoumis sont mal conseillés par des prêtres irresponsables.
    â€” Mais c’est vrai. Toutes les soutanes se délectent des pages du Devoir .
    â€” N’empêche, notre digne prélat n’aime pas que nous l’écrivions à notre premier ministre.
    La position du clergé canadien-français pouvait se révéler périlleuse :