La mort bleue
depuis 1914 à lâidée de se rendre sur les champs de bataille entendaient désormais préserver leur honneur, sâinventer un passé. Cela pouvait commencer par se faire bien vague sur la date précise de son mariage, insister sur le fait que seules les brimades dâofficiers de langue anglaise les avaient retenus de sâenrôler. Surtout, le discours sâalourdissait de précautions. Mine de rien, beaucoup de réfractaires au service militaire cherchaient désormais à sâinclure dans le « nous » de la victoire. Les gens de lâarrière tentaient de se draper dans un petit bout du manteau dâhéroïsme des combattants.
Ãdouard avala la rebuffade paternelle un peu de travers, porta toute son attention sur la côtelette devant lui. La tension suffit à convaincre Ãvelyne que Junior, toujours relégué à la cuisine à lâheure des repas, la réclamait. Même Ãlisabeth, pourtant rompue à ce genre de situation, ne sut comment relancer la conversation.
à la fin, Thomas lui-même tenta sa chance en avançant :
â Je suppose que les rabais affichés pour la rentrée scolaire ont attiré de nombreuses ménagères au magasin.
â ⦠Elles viennent pour économiser un cent sur un cahier et repartent après avoir habillé de neuf deux ou trois enfants. Dommage que la scolarité ne dure pas plus longtemps.
Ces quelques mots devraient suffire, en guise de calumet de paix. Peu après le repas, Thomas déclara, en se levant de son fauteuil préféré, dans la bibliothèque :
â Je pense aller marcher⦠pour me détendre un peu.
â Je tâaccompagne, répondit Ãlisabeth en posant son magazine sur un guéridon.
â ⦠Pour être franc, je pensais prendre la direction de lâhôtel de ville. Jusquâau bureau du maire, pour tout dire.
â Oh⦠La politique en guise de passe-temps!
Le ton contenait une dose dâironie tout juste suffisante pour forcer son époux à se justifier :
â Si, maintenant, des rumeurs se répandent au sujet des exécutions de masse de déserteurs, les émeutes du printemps dernier ressembleront à de gentils pique-niques, en comparaison de ce qui nous pend au bout du nez.
â Et penses-tu pouvoir agir sur le cours des choses?
â Les semi-retraités comme moi sont plutôt impuissants. Mais au moins, je peux tenter de me mettre au courant des événements. Le simple fait de savoir ce qui sâen vient me rassure un peu.
La femme poussa un long soupir en reprenant sa lecture, mais elle accepta de bonne grâce une bise sur le front. La soirée, constata Thomas en marchant dans la Grande Allée, se révélait plaisamment chaude. Cela ne devrait plus durer, août tirait à sa fin. Devant le Manège militaire, il remarqua lâaffluence habituelle dâhommes en uniforme. Leur présence agissait un peu comme un aimant, les pelouses devant le grand édifice de pierre devenaient la destination usuelle de jeunes filles désireuses de se dégourdir les jambes.
* * *
Comme le commerçant sây attendait, malgré lâheure tardive, une certaine activité régnait encore dans le grand édifice municipal. En montant les marches de lâescalier donnant accès à lâentrée de la rue Desjardins, il croisa un homme à la silhouette vaguement familière. Il porta les doigts à son chapeau en guise de salutation, se souvint de lâidentité du personnage au moment de passer la lourde porte de chêne : Paul Dubuc, le député de Rivière-du-Loup.
Le maire Henri Lavigueur se trouvait bien au travail malgré lâheure tardive. Les rôles de marchand, de député fédéral et de premier magistrat de la Ville lui imposaient un horaire infernal. Il accueillit son visiteur en se levant à demi de son siège, la main tendue.
â Picard, voilà une bonne surprise. Quâest-ce qui me vaut votre visite?
Thomas serra la main, se cala dans la chaise placée en face du bureau avant de répondre :
â Lâinquiétude. Robert Borden est-il résolu à mettre le pays à feu et à sang? Ses initiatives guerrières lui valent la loi martiale à Toronto et dans quelques autres villes canadiennes, et des dizaines dâarrestations dans nos campagnes.
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