La mort bleue
attaché dâun côté à la loi et lâordre, méfiant à lâégard des mouvements de foule, de lâautre, il se délectait des discours nationalistes et vouait un véritable culte aux héros de la Nouvelle-France.
â Borden cédera-t-il sur ce point? insista Thomas.
â Non. Les fuyards qui seront capturés seront conduits devant un tribunal militaire. Sinon, tous les conscrits prendront la chance de ne pas se présenter aux bureaux de recrutement. Puis le bonhomme commence à se soucier de sa réélection. Le Québec ne votera plus jamais conservateur. Il doit séduire le Canada anglais.
Le visiteur comprenait bien cette situation. En coupant le pays en deux sur la question de la conscription, Borden se condamnait à satisfaire les milieux impérialistes ou à perdre le prochain scrutin fédéral.
â Les tribunaux militaires ne lésinent pas, nous lâavons vu avec les exécutions de masse au sein de lâarmée française. Si les militaires se mettent à fusiller ces jeunes idiotsâ¦
â Voyons, le premier ministre nâest pas fou. Jamais nous ne verrons ici des scènes de ce genre. Ils feront un peu de prison, câest tout.
Les cachots de lâarmée, même lugubres, susciteraient des réactions moins extrêmes que des brochettes de martyrs. Thomas nâentendait pas se laisser rassurer si vite :
â Il y a aussi toutes les arrestations des personnes qui ont détruit des fiches au moment de lâenregistrementâ¦
â Nous verrons bien quelles seront les sentences. Je doute que ce soit très méchant. Dâun autre côté, les registraires étaient les mandataires du gouvernement. Celui-ci ne peut pas les laisser à la merci de la populace.
Voir un député libéral se porter à la défense dâun premier ministre conservateur déroutait un peu le visiteur. à la fin, il convint avec lassitude :
â Je ne suis pas partisan du désordre, on ne peut pas laisser impunis les gens qui sâattaquent aux officiers publics. Mais si les événements du printemps se répètent encoreâ¦
Henri Lavigueur avait payé de sa personne pour calmer les émeutiers, il ne souhaitait certainement pas renouer avec ce genre dâémotion.
â Nous nâen arriverons plus à ces extrémités. Les gens ont compris⦠des deux côtés.
Thomas en vint à lâautre rumeur, celle qui risquait de soulever encore plus la population contre le service militaire :
â Selon mon filsâ¦
â Ou plutôt, selon Armand Lavergne.
â Vrai. à son âge, je ne peux malheureusement plus exercer un quelconque droit de regard sur ses relations. Selon lâun et lâautre, des Canadiens français stationnés en Europe ont été fusillés pour avoir refusé dâaller au combat.
Le maire afficha une mine contrite, demeura si longuement silencieux que le visiteur conclut :
â Donc, câest vrai.
â Je ne suis pas membre du gouvernement, je nâai pas accès à des informations de première main. Ce sont des secrets dâÃtat.
â Mais la rumeur est fondée, insista encore Thomas.
Son interlocuteur changea de position sur sa chaise, regarda vers la porte comme sâil craignait la présence dâoreilles indiscrètes.
â Câest ce que tout le monde répète à voix basse sur la colline Parlementaire.
â Des Canadiens français?
â Quelques-uns parmi eux auraient été fusillés.
â Du 22 e bataillon?
Lâautre hocha la tête en signe dâassentiment.
â Si cela se sait, vous imaginez les discours qui ameuteront les foules, remarqua Thomas.
â Câest pour cela que nous faisons de notre mieux pour nier la chose chaque fois que nous le pouvons.
Le visiteur signifia dâun geste sa résolution de se taire lui aussi. Un peu plus tard, songeur, il regagna son domicile.
* * *
Le 3 septembre 1918, en fin de matinée, Thalie Picard arriva à la gare Windsor. Un porteur noir descendit du train sa lourde malle toute neuve et poussa la gentillesse jusquâà la jucher sur le toit dâun taxi.
Le campus de lâUniversité McGill sâétendait au pied du mont Royal, un ensemble dâédifices imposants, certains construits de briques rouges, la plupart en pierres grises.
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