La mort bleue
vous.
La femme sâen alla silencieusement dans le grand couloir au plancher poli par des millions de pas, la tête basse, la mine défaite.
* * *
Les journées se suivaient, éreintantes. Que sa carrière se trouvât maintenant bien en selle nâaidait guère Charles Hamelin à cet égard, bien au contraire. Sa notoriété croissante faisait en sorte que la salle dâattente de son cabinet ne désemplissait pas depuis un ou deux ans. La situation se révélait pire encore depuis la dernière semaine. Le médecin rentra à son domicile de la rue Dorion largement passé huit heures du soir. Ãlise lâaccueillit à la porte, lâembrassa avant de demander :
â Les choses ne sâaméliorent pas?
â En vérité, elles semblent empirer. Mes journées se passent dans un concert de raclements de gorge et de toux déchirantes.
Elle posa les deux mains bien à plat sur la poitrine de son mari, esquissa une caresse pour le rasséréner un peu.
â Jâai gardé ton assiette dans le réchaud.
â Les enfantsâ¦
â Je les ai couchés il y a une demi-heure. Tu iras les embrasser avant dâaller au lit.
Pour ces repas tardifs, le médecin préférait lâambiance familiale de la cuisine à celle, plus austère, de la salle à manger. Elle posa la pièce de viande sur la table, puis entreprit de faire chauffer de lâeau sur la cuisinière à charbon. Comme son époux tardait à saisir sa fourchette, elle questionna :
â Quelque chose ne va pas?
â Je tâai déjà parlé de lâun de mes patients, un jeune commis à la Banque de Montréal. Jâai dû le faire hospitaliser samedi dernier.
Elle hocha de la tête en signe dâassentiment. Ces événements continuaient aussi de hanter son esprit.
â Il est mort aux premières heures du jour, à lâHôtel-Dieu.
Elle sâapprocha pour poser une main consolatrice sur son épaule, attira sa tête contre ses seins pour une brève caresse.
â Ce nâest pas la première foisâ¦
â Il avait vingt-trois ans, la vie devant lui. Te rends-tu compte?
â Les gens ne devraient pas mourir à cet âge-là !
Enfin, les accidents et la tuberculose raflaient un certain nombre de vies tous les ans, il fallait accepter la fragilité de lâexistence. Mais la grippe exerçait habituellement ses ravages sur les vieillards, parfois sur les jeunes enfants. Passé vingt ans, une personne jouissait de bonnes chances de vieillir.
â Essaie tout de même de manger un peu. Avec tes journées de travail interminables, tu dois reprendre des forces.
Il entama son repas sans enthousiasme. Au moment où sa femme entreprenait de laver la vaisselle du souper dans lâévier, il tendit la main pour prendre la copie du jour de La Patrie . Dès la première page, un titre le laissa interloqué.
â As-tu vu cet article? On signale une épidémie dâinfluenza dans la région de Boston.
Un moment, elle regretta de ne pas avoir fait disparaître le journal, pour ne pas ajouter à ses préoccupations. Puis sa propre attitude lui parut puérile : cet homme se trouvait en première ligne quand il sâagissait de maladies. Toutes les informations lâaideraient à mieux intervenir.
â Oui, reconnut-elle à la fin. Il semble que lâinfection soit particulièrement virulente dans les camps militaires.
â Tu as raison. Comme on y trouve une forte concentration de population vivant dans un espace restreint, cela se comprend.
Cet automne, les Ãtats-Unis comptaient aligner trois millions de soldats sur les champs de bataille européens. Les cantonnements de lâarmée poussaient partout sur le territoire.
â Cette conjoncture aggravera considérablement la situation, reprit Charles après un silence.
â Comment cela?
â Les recrues viennent de partout sur le continent. Lâinfluenza va se déplacer avec elles en très peu de temps. Imagine un soldat enrôlé à Los Angeles que lâon affecte à New York ou Boston. Chemin faisant, tout le long du trajet en train, il est susceptible de contaminer des centaines de personnes, qui en contamineront dâautres ensuite.
Il parcourait lâarticle des yeux, sa fourchette suspendue entre le plat et sa bouche. Ã la
Weitere Kostenlose Bücher