La mort de Pierre Curie
lorsqu’il se plongea dans sa baignoire. Quand il en sortit, Raoul éprouva les premiers doutes. Que pouvait-il apprendre, lui, à Armand Fallières que celui-ci ne sût déjà ? Quelle zone d’ombre devait-il explorer ? Il y avait eu un scandale dans la vie antérieure de Briand, une stupide affaire de mœurs, étouffée à l’époque, avec l’image ridicule du bel Aristide surpris en train de trousser une dame mariée en pleine nature. Depuis, le ministre de l’Intérieur s’était rangé. Ses défauts les plus marquants ne relevaient pas du Code pénal, mais de la bonne éducation : avoir les ongles noirs, répandre la cendre de sa cigarette jusque sur le gilet de ses interlocuteurs, ne pas se laver les cheveux qu’il portait longs, gras et pelliculeux, ne pas décrasser sa moustache gauloise des résidus du dernier repas.
En s’aspergeant d’eau de Cologne après avoir fait son quart d’heure coutumier de gymnastique, Raoul sentit l’appréhension monter. Et s’il ne s’agissait pas de Briand, mais de lui-même, Raoul, comte Thibaut de Mézières, aristocrate catholique, attaché à l’Élysée par un fragile concours de circonstances que des événements fortuits pouvaient toujours ruiner ? Ne risquait-il pas, depuis des années, de perdre cette merveilleuse sinécure, conseiller scientifique et culturel à l’Élysée, sous la tutelle lointaine, débonnaire et paresseuse du secrétaire général de la présidence de la République ? Il suffisait à Raoul de faire acte de présence à l’Élysée vers la fin de la matinée pour expédier quelques affaires courantes, lettres, rapports, invitations, coups de téléphone. L’après-midi, il était libre de courir les conférences et les expositions, de jouer au tennis, de monter à cheval, de pratiquer l’escrime. Ou bien de lire, au calme dans son cabinet, le dernier Gide ou Colette. Un théâtre, un concert, un opéra le soir. Un dîner en ville chez sa cousine Élisabeth Greffulhe, née Caraman-Chimay, ou chez sa grande amie Anna de Noailles. La vie de Raoul se déroulait comme un conte enchanté, auquel ne manquait personne d’autre que Florence et cela durerait aussi longtemps que vivrait la mère de celle-ci. Il ressentit une envie de meurtre. Ce n’était pas la première et ce ne serait malheureusement pas la dernière.
Le rappel de cette contrariété permanente coupa l’appétit de Raoul. Il négligea les croissants de la pâtisserie Gagé qu’Arsène avait été chercher avenue Victor-Hugo, dès sept heures du matin. Il but un bol de café noir, sans sucre, debout dans la salle à manger, en guettant par la fenêtre le retour d’Arsène, parti quérir la Peugeot au garage Huguet.
Si Raoul était renvoyé à son corps d’origine, Dieu sait où il se retrouverait, comme inspecteur principal de l’Instruction publique d’un département de province. Doumergue, le ministre, un républicain étroit, anticlérical forcené, franc-maçon notoire, ne le portait pas dans son cœur. Il pouvait l’affecter dans la Corrèze, dans l’Aveyron, peut-être même en Corse, loin de Paris et de ses plaisirs infinis. Lorsque Arsène rangea majestueusement la voiture rutilante de tous ses chromes le long du trottoir de la rue Georges-Ville, Raoul posa son bol, à moitié entamé, et descendit l’escalier quatre à quatre, une appréhension croissante au creux de l’estomac.
Selon sa coutume, Armand Fallières accueillit Raoul par un « Bonjour jeunesse ! » en posant Le Temps qu’il faisait mine de lire à la lumière éblouissante entrant par la fenêtre, malgré les lourds rideaux de damas. Il enferma soigneusement ses lunettes de lecture dans un étui de nacre. Jusque dans les moindres détails, il agissait avec lenteur, savourant le temps, comme une de ces boissons capiteuses que l’on déguste à petites gorgées pour en prolonger le plaisir. Une table de deux couverts était dressée dans cette salle à manger privée du président. Ce serait donc un déjeuner en tête-à-tête. Fallières avait la réputation d’agir toujours avec bonté. Était-ce une prime de dernière minute pour prendre congé ? Les appréhensions de Raoul se renforcèrent.
— Mes respects, monsieur le président.
— Venez vous asseoir et boire un verre de pineau. Cela vaut mieux que toutes ces saletés d’apéritifs, fabriqués dans des usines chimiques, qui ruinent l’estomac des Français.
Raoul se garda de contrarier le président, qui
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