La mort de Pierre Curie
thèse de l’accident.
— Vous m’en direz tant, Thibaut ! Combien d’affaires classées par la police n’avez-vous pas débrouillées dans un sens tout à fait imprévu ? C’est cela que je vous réclame à nouveau. Je ne suppose rien, ni si Pierre Curie a été assassiné, ni par qui. Quoi que nous apprenions au terme de votre enquête, la thèse de l’accident demeurera la position officielle. Mais si la vérité est différente, il faut la connaître, et vite, afin de couvrir les traces, comme dans les affaires précédentes. Marie Curie est un des symboles de la République, de son ouverture vers l’étranger, de sa foi en la science, de son souci d’égalité des hommes et des femmes. C’est une sainte laïque. Si l’on découvre quoi que ce soit de répréhensible dans sa conduite, elle tombe de son piédestal. Les idéaux de la République seront ridiculisés. Et la République est, une fois de plus, menacée dans son existence. Il y a toujours en réserve un Philippe, duc d’Orléans, prétendant au trône, et en plus un Bonaparte. L’armée n’est pas sûre. La police est douteuse. Sous la Restauration et l’Empire, les républicains ont été victimes de ces deux corps de l’État. Ils sont restés ce qu’ils étaient, orléanistes ou bonapartistes.
Après être demeuré silencieux un moment, Raoul émit une question :
— Pourquoi relancer cette enquête quatre ans après l’événement ? Que se passe-t-il ? Pourquoi le Conseil des ministres a-t-il discuté de Marie Curie ? Vous ne m’avez pas encore dit tout ce que vous savez.
— Vous avez raison. Le professeur Langevin, qui habite la banlieue, a loué un appartement au Quartier latin et abandonné le domicile conjugal, sa femme et ses enfants. Depuis une semaine, tous les soirs, Marie Curie le rejoint et elle ne rentre chez elle, à Sceaux, que par le dernier train. Cela a été découvert par la presse de droite, qui n’en a pas encore parlé, mais c’est confirmé par la préfecture de police et la Sûreté. Pourquoi ? Que se passe-t-il ? Si une mère prétendument exemplaire comme Marie Curie passe ses soirées avec un homme marié comme Langevin, père de quatre enfants, sa vertu n’est qu’une façade. Tout n’est peut-être qu’une façade. Et Pierre Curie a peut-être été victime d’un meurtre, déguisé en accident.
— Mais, monsieur le président, chaque matin à six heures lorsque les visites sont autorisées dans les domiciles privés, au moins cinquante constats d’adultère sont dressés par les commissaires de police parisiens. Cela se termine par un divorce qui n’est pas une affaire politique, mais privée. Si Marie Curie entretient une liaison avec Langevin, ce dernier seul est en faute, puisqu’il est marié et qu’il a quatre enfants. Les Curie ne sont pas impliqués. Quatre ans après la mort de son mari, Mme Curie n’offense pas sa mémoire en tombant amoureuse d’un autre homme.
— Sauf si elle trompait déjà le professeur Curie de son vivant. En séduisant aujourd’hui un homme marié, qui lui aussi est un des phares de la science française, qui est engagé dans des recherches pour le compte de l’armée, elle révèle une part d’ombre qui a toujours existé. Quels secrets soutire-t-elle au professeur Langevin ?
— Chacun de nous a une part d’ombre, soupira Raoul en songeant à sa tentation récurrente de se débarrasser de Mme de Luces.
— La République repose sur la vertu de tous, mais spécialement de ceux qu’elle porte à sa tête. Voici dix ans, lorsque je suis devenu président du Sénat, j’ai pris la ferme résolution de mener une vie exemplaire. Si j’étais catholique comme vous, je n’aurais rien à confesser. C’est cela, la laïcité : la sainteté sans spéculation métaphysique, sans espérance du ciel ou crainte de l’enfer. En revanche, si une personnalité laïque se livre à la débauche, elle fournit un argument facile à nos adversaires. Je vous demande donc de résoudre une question simple : Pierre Curie a-t-il été assassiné en avril 1906 ? Si oui, par qui et pourquoi ? Tout ce que vous pourrez découvrir par ailleurs sur Marie Curie nous sera utile.
— Je m’y emploierai dès maintenant, monsieur le président. Mais pourquoi moi ?
— Les soupçons sont trop ténus pour charger la police de cette affaire. Même réserve à l’égard de l’Instruction publique, qui officialiserait l’affaire avec sa maladresse
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