La mort de Pierre Curie
asseyant, Raoul sentit la pointe d’un ressort détaché. Lebirne s’assit sur l’une des deux chaises de la pièce et regarda Raoul de ses yeux globuleux en tirant sur sa barbichette.
Le silence se prolongea indéfiniment. Raoul n’avait pas réfléchi à sa deuxième phrase. Il trouva enfin :
— Pierre Leclair est sans doute mort à l’heure qu’il est. Il m’a demandé hier de lui rendre visite parce qu’il voulait décharger sa conscience. C’est ce qu’il a fait.
Lebirne plissa les lèvres et hocha la tête. Puis finalement :
— Qu’est-ce qu’il vous a dit ?
— Un pieux mensonge. Il s’est accusé d’avoir mal tenu le bras de Pierre Curie lors de l’accident de 1906. Il estime être responsable de sa mort, voire de l’avoir souhaitée.
— Ce n’est pas vrai. Il n’était pas à côté de Pierre Curie. Il nous suivait à deux ou trois mètres en arrière.
— Nous ?
— Le professeur Curie et moi-même.
— Première nouvelle.
— Non. Vous le savez déjà. Vous avez rendu visite à Friedel cet après-midi. Il m’a envoyé un pneumatique à l’Institut du Radium. J’attendais donc votre visite.
Le silence se rétablit. Du plafond pendait une seule ampoule jaunissante, sans abat-jour, toute nue au bout de son fil comme le pendu à sa corde. Au culot de l’ampoule traînait un attrape-mouches, un long ruban gluant de colle brune parsemé de cadavres d’insectes, un Père-Lachaise pour Musca domestica. Tout respirait la mort inévitable, celle qui attendait aussi Raoul, lui qui espérait celle de Mme de Luces. Il vit en ce moment ce qu’il aurait dû remarquer depuis le début : les mains de Lebirne étaient saines, contrairement à celles de Marie ou de Pierre Leclair, abîmées de façon incurable par les produits radioactifs.
— Vos mains ne sont pas dégradées par les produits chimiques comme celles des autres membres du laboratoire.
— Je porte des gants de chirurgien lorsque je travaille et je les jette chaque soir. Cela me coûte très cher parce que le laboratoire ne les fournit pas. Mais, moi, j’ai compris.
— Quoi ?
— Les éléments radioactifs sont maudits. Ils rendent malade, ils tuent. Ils sont la part du diable dans le tableau de Mendeleïev.
— Vous croyez au diable ?
— Comment ne pas y croire ? Il est ici, il est partout, il est le Prince de ce monde. Si vous ne croyez pas au diable, cela signifie que vous ne croyez pas en Dieu.
— Pourquoi ?
— Comment Dieu infiniment bon et tout-puissant aurait-il créé ceci ?
Il désigna d’un geste large la pièce, l’appartement, la rue de la Roquette, Paris, le monde, l’univers. Et sa main revint s’abattre sur sa poitrine pour se désigner lui-même. Qu’aurait dit l’abbé Mugnier dans une telle circonstance ? Raoul essaya de l’imaginer et trouva ceci :
— Ne vous dépréciez pas, monsieur Lebirne. Nous sommes à la fois meilleurs que nous l’imaginons et pires que ce que nous croyons être. Cela varie d’un moment à l’autre.
— Je suis intrinsèquement mauvais. C’est pourquoi tout le monde me hait.
— Si vous aimiez vraiment les gens, ils vous aimeraient en retour.
— Vous êtes bien naïf, monsieur le comte !
C’était presque injurieux, ce titre de noblesse jeté à la figure d’un haut fonctionnaire de la III e République par un descendant de petites gens, sorti de l’insignifiance par le travail exténuant de préparation des concours. Cela signifiait : « Vous vous êtes donné la peine de naître et tout vous est advenu sans effort. Moi, voyez où j’en suis ! » Lebirne avait raison. Raoul se sentit encore plus mal à l’aise. Il allait porter l’estocade finale à un animal humain blessé par la vie, parce que lui était en pleine santé physique et mentale. À Florence près.
— Si vous me parliez de cette fois où vous avez attendu le professeur Curie sur le trottoir de la rue Danton avec Pierre Leclair ? Vous avez appris que vous ne seriez pas nommé professeur en province. Pierre Curie a découvert que sa femme entretenait une correspondance avec Paul Langevin, parce que Leclair lui a remis une lettre arrivée le matin même rue Cuvier. Était-ce une initiative de Pierre Leclair ? J’ai peine à le croire.
— Ne le croyez pas. J’en assume la responsabilité. Il fallait que le professeur Curie connaisse toute la vérité.
— Aujourd’hui, vous regrettez cette indiscrétion calculée.
Il y eut un long
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