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La mort de Pierre Curie

La mort de Pierre Curie

Titel: La mort de Pierre Curie Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jacques Neirynck
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bordelaise, jambon Rothschild, selle de veau, aiguillettes de caneton. On a marqué un temps de respiration avec une mousse au porto et granité au kirsch. Puis on est passé au chapon de Bresse truffé, une merveille, pour terminer avec le foie gras, ananas, glace, riz Condé, etc. Je vous fais grâce des vins.
    — Merci, dit Raoul en souriant.
    Fallières se tut pour manger avec plus de concentration. Raoul l’imita. Entre la barbue et le jambon, la selle de veau et le caneton, le sorbet et le chapon, les deux convives eurent une dispute courtoise au sujet des marques de voiture. Le président était fanatique de sa De Dion-Bouton de fonction, construite en un exemplaire unique, tandis que Raoul défendait la voiture industrielle, montée à la chaîne :
    — Monsieur le président, je me permets de vous rappeler que Peugeot ne fait qu’imiter Ford, qui finira par inonder le marché. Si l’industrie française se tient à soixante-douze marques de voiture pour un parc de cinquante mille véhicules, elle finira par disparaître. Il faut réaliser qu’un jour, même un ouvrier pourra se payer une voiture.
    Fallières fit la moue et prédit :
    — Si jamais cela arrivait, la voiture ne servirait plus à rien car les routes seraient encombrées.
    — On peut les élargir, avança Raoul.
    — Mon jeunami, ce serait la fin de la France. L’argent que les Français dépenseront pour acheter des voitures et pour construire des routes n’ira plus aux paysans, ni aux vignerons. Et les chapons se feront rares.
    Il planta sa fourchette dans la cuisse de l’animal qu’il dépeça fort habilement avant d’en ingérer des morceaux un peu trop gros. Sans s’en rendre compte, il émettait de petits grognements d’aise.
     
    Au dessert, il en vint au véritable objet de l’entretien, comme le maquignon qui attend que l’acheteur ne soit plus sur ses gardes. Son regard se fit plus acéré entre des paupières à moitié fermées.
    — On jase au sujet de Mme Curie, cette femme étrange, cette femme étrangère qui est professeur à la Sorbonne.
    — On l’a toujours fait, monsieur le président. Elle est tellement brillante qu’elle suscite forcément la jalousie. Une femme professeur d’université, c’est en soi un scandale pour les petits esprits qui sont la majorité, même dans le milieu universitaire.
    — Sans doute. Mais encore faudrait-il qu’elle ne prête pas le flanc à la critique. On a parlé d’elle au Conseil de mercredi passé. En mal. Clemenceau et Briand m’ont ensuite entretenu en particulier. La presse de droite prépare des articles venimeux. Elle a collecté ou inventé des échos scandaleux dont nous sommes au courant parce que Clemenceau dispose d’informateurs à L’Action française de Léon Daudet et à La Libre Parole de Drumont. Ce n’est pas un procédé glorieux, mais il est nécessaire pour défendre la République.
    — L’affaire Dreyfus a commencé comme cela, rappela prudemment Raoul. Quand on demande à une femme de ménage de trier des documents dans une corbeille à papier, on n’est sûr de rien…
    — Je suis bien d’accord et la République vous est reconnaissante de tout ce que vous avez apporté pour le dénouement de cette malheureuse affaire. Nous sommes une dizaine à connaître la vraie vérité, pas celle offerte en pâture au grand public, celle qui était nécessaire à l’apaisement des esprits. Justement, je souhaite qu’il n’éclate pas une affaire Curie sous mon septennat. Les institutions n’y résisteraient pas. Vous connaissez ma devise : Républicain modéré mais pas modérément républicain.
    Fallières la répétait à chaque entretien et à chaque interlocuteur. Raoul trouva qu’il vieillissait et qu’il semblait surtout désireux d’assurer sa tranquillité :
    — Je ne vois pas pourquoi le gouvernement s’émeut et encore moins en quoi cela vous touche. Vous avez voulu vous tenir au-dessus de la mêlée, dès votre élection en 1906, et vous y réussissez. La presse de droite utilise la calomnie comme fonds de commerce. Cela fait vendre et cela excite l’opinion publique contre la République.
    — Il n’y a pas que la calomnie. Elle peut aussi utiliser la médisance qui est plus forte. Dans ces affaires, il est indispensable que le sommet de l’exécutif connaisse la vérité vraie, même si celle-ci n’est pas bonne à dire. S’il faut construire un mensonge d’État, encore doit-on le faire à bon escient.

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