La mort de Pierre Curie
silence. Lebirne baissait les yeux. Sans les lever, il murmura un « oui » à peine audible.
— Et vous êtes partis à deux, suivis par Pierre Leclair. Vous êtes arrivés rue Dauphine. De quoi parliez-vous ?
— De rien. On ne parle pas dans ces circonstances. On se tait. Que voulez-vous dire ?
— Vous connaissiez cette correspondance entre Marie Curie et Paul Langevin ?
— Tout le monde la connaissait au laboratoire, sauf le professeur Curie. Les lettres arrivaient d’ailleurs au laboratoire et elles étaient placées directement dans le tiroir du bureau de Marie. Au début, nous ne disions rien. Nous l’aimions tous.
— Vous surtout.
— Taisez-vous ! Vous salissez tout !
Une mouche venait de s’engluer sur le piège obscène qui pendait de l’ampoule. Raoul eut la tentation de la détacher tant qu’il était encore temps et de lui rendre sa vie de mouche pour quelques jours. Il se ressaisit. Le moment était venu.
— Vous avez eu le temps de voir que Pierre Curie allait se jeter sous les roues du chariot.
— Je le tenais par le bras, car il avait perdu le sens de l’équilibre. La radioactivité, et puis cette lettre. Il titubait comme s’il avait été pris de boisson. Lui n’a pas vu le chariot, mais il a réussi à se dégager de mon bras à ce moment-là, sans doute parce qu’il refusait d’être traité comme un vieillard impotent.
— Vous ne l’avez pas retenu.
— Non.
— L’avez-vous poussé ?
— Je ne sais plus.
La mouche était morte, empoisonnée par la glu du piège.
— Et puis ?
— Je ne me souviens plus. Je sais que je suis parti, presque en courant, vers la Seine. Et j’ai reçu la grâce de ne pas me suicider. Je me suis souvenu de ce que l’on m’a enseigné. Le suicidé va en enfer. Mais je suis déjà en enfer.
Raoul eut une inspiration. Il se leva et plaça une main sur l’épaule de Lebirne, figé comme une statue. Puis, il trouva enfin les paroles :
— Il faudra beaucoup d’indulgence à Dieu pour pardonner aux hommes d’avoir inventé l’enfer. L’enfer, ce n’est que vous-même coupé des autres. Ne restez pas seul ce soir. Vous n’êtes pas le coupable. Nous sommes tous coupables de la mort de Pierre Curie. Nous sommes, tous et toujours, coupables de toutes les morts que nous appelons accidents, mais qui n’en sont pas. Venez. La soirée est douce. Nous pouvons marcher dans le bois de Vincennes. Ma voiture nous y conduira en quelques minutes.
Lebirne déclina en secouant la tête. Raoul partit en laissant le coupable dans sa prison.
Weitere Kostenlose Bücher