Bücher online kostenlos Kostenlos Online Lesen
La mort de Pierre Curie

La mort de Pierre Curie

Titel: La mort de Pierre Curie Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jacques Neirynck
Vom Netzwerk:
était vigneron. Effectivement, le pineau provenait de la propriété d’un cousin dans la région de Cognac. Il était parfait, mais tiède. Dans l’appartement de Raoul, il y avait une glacière où étaient entreposés maints apéritifs provenant de l’industrie. Comme Armand Fallières avait gardé les goûts de sa génération, les boissons n’étaient jamais glacées à l’Élysée, sauf le champagne.
    — Mon jeunami, vous vous demandez sans doute ce qui vous vaut cette invitation et si elle ne dissimule pas un piège. N’ayez aucune crainte ! Je n’ai eu qu’à me féliciter de vos services et je ne songe pas à m’en dispenser.
    Il était finaud le père Fallières. Il avait deviné l’appréhension de Raoul. C’était un homme bon, sain, franc comme une tranche de pain cuit au four à bois et tartinée de rillettes. Son embonpoint trahissait son absence de méchanceté et son penchant pour la gourmandise ; ses paupières lourdes dissimulaient un regard malicieux de vieux paysan ; sa moustache tombante et sa barbichette dissimulaient les rides de son visage. Il avait deux grosses joues de poupon malgré ses soixante-neuf années. Comme il aurait pu être le père de Raoul, il remplaçait quelque peu, dans l’esprit de celui-ci, le capitaine Thibaut de Mézières, tué en 1881 lors de la conquête de la Tunisie – dont le fils unique ne se souvenait presque plus.
    — Je vous ai prié à déjeuner, parce que Mme Fallières déteste Paris en été. Elle est déjà à Mézin dans le Lot-et-Garonne, où je la rejoindrai après les cérémonies du 14 Juillet. D’ici là, je ne supporte pas d’être seul à table. Et je vous sais gré de bien vouloir me tenir compagnie.
    — Tout le plaisir et tout l’honneur sont pour moi, monsieur le président.
    Le soleil frappait la fenêtre. Il faisait de plus en plus chaud. Raoul transpirait dans son costume sombre. Le président vida son verre de pineau d’un trait, fit claquer sa langue et se leva.
    — Si nous étions à Mézin, je tomberais la veste pour déjeuner et je ne vois pas pourquoi je n’en ferais pas autant ici, tout en vous invitant à m’imiter. Je suis chez moi ici. Je fais ce qui me plaît. Surtout quand je suis seul. Les maîtres d’hôtel vont en parler dans les cuisines. Peut-être Le Figaro l’apprendra-t-il et aura encore plus mauvaise opinion de moi qu’il ne l’a déjà. Mais je m’en fiche. Dans trois ans, je retourne à Mézin m’occuper de mes vignes. Pas question de continuer à Paris. La place est bonne, mais il n’y a pas d’avancement. Ha ! ha ! ha !
    C’était sa plaisanterie favorite. Elle avait fait le tour de Paris jusqu’à passer en proverbe. Le président se citait lui-même avec une onction rituelle, comme les ecclésiastiques qui évoquent Dieu à tout propos. À table, Fallières déplia sa serviette, dont il glissa un coin derrière sa cravate.
    — J’ai commandé un déjeuner qui vous consolera en partie de n’avoir pas participé au dîner du 24 juin pour le tsar de Bulgarie. Un échantillon bien sûr, parce que ce repas était interminable. Le tsar n’avait aucune conversation, bien qu’il parlât un français tout à fait acceptable. Savez-vous ce que Mme Fallières lui a posé comme question, en désespoir de cause, pour ne pas laisser le silence s’éterniser ?
    — Je ne sais pas, répondit diplomatiquement Raoul, qui savait parce que tout Paris était au courant.
    — Elle lui a demandé quel métier ferait son fils lorsqu’il serait grand. Ha ! ha ! ha !
    Raoul sourit discrètement. Mme Fallières était renommée pour ses gaffes. Elle errait dans l’Élysée comme une cane qui ne retrouverait pas sa mare. Fallières hocha la tête.
    — Je m’en veux de lui imposer toutes ces corvées, qui la pétrifient de malaise. Mais voilà ! Il faut bien que la République fasse honneur aux têtes couronnées. On a donc déployé tous les charmes de la cuisine française pour compenser la modeste naissance du chef de l’État, sa femme bourgeoise et ses manières paysannes. Mon grand-père était forgeron, le saviez-vous ?
    Raoul prit un air intéressé comme s’il venait de l’apprendre. En fait, Fallières le mentionnait à chaque entretien. C’était sa façon de rappeler que l’on était en République et que le plus modeste des citoyens pouvait accéder au sommet de l’État.
    — Le 24 juin, nous avons commencé par un potage, suivi de filets de barbue à la

Weitere Kostenlose Bücher