La mort de Pierre Curie
Et pour cela, il faut que je sache constamment ce qui se passe.
— À ma connaissance, dit Raoul en rassemblant ses souvenirs récents, il ne se passe rien. Mme Curie se demande tout juste si cet automne elle osera postuler à l’Académie des sciences, pour y prendre la place qu’occupait Pierre Curie, jusqu’à sa mort en 1906. Elle s’y présenterait non par vanité personnelle, mais par piété conjugale. Elle a voué sa vie à honorer la mémoire du professeur Curie, que j’ai connu parce que je l’ai eu comme répétiteur. J’ai appris que la droite opposerait Édouard Branly à Marie Curie, c’est-à-dire le modeste bricoleur qui a inventé le détecteur à limaille des ondes radio, confronté à une femme de génie qui a bouleversé notre conception de la matière. Je crains que Branly ne l’emporte parce qu’il est catholique et que Marie Curie est laïque. C’est dans l’ordre des choses. Marie Curie rallie contre elle l’unanimité des médiocres…
— Vous parlez de l’Académie des sciences ! protesta Fallières.
— Même dans une minorité, il y a toujours une majorité d’imbéciles, répliqua abruptement Raoul. Marie Curie est insupportable à la droite parce qu’elle est femme et géniale, parce qu’elle est étrangère et que la communauté scientifique internationale la considère comme le plus grand savant français. À Stockholm, on envisage un second prix Nobel pour elle seule, après celui qu’elle a partagé avec son mari et le professeur Becquerel. Pour elle seule, afin de bien souligner que les calomnies attribuant tout le mérite à Pierre Curie ne sont pas fondées.
Fallières médita ces paroles en faisant servir le café et le cognac. À force de manger et de boire, Raoul avait atteint un certain degré d’engourdissement bienheureux. Il respecta le silence du président, qui regardait par la fenêtre une querelle de moineaux piailleurs. Comme un maître d’hôtel avait ouvert toutes les croisées, on aurait pu se croire à la campagne n’eût été le brouhaha des fiacres et de quelques rares voitures dans l’avenue Gabriel. Selon l’habitude en été, les bruits se propageaient avec netteté, le claquement des sabots, le grincement des roues, l’échappement des moteurs. Au premier plan, deux orangers exilés dans leurs caisses en bois, un massif de roses, une pelouse et, tout au bout de la perspective, une fontaine. Raoul avait souvent partagé ces moments de méditation de Fallières ou de son prédécesseur Loubet. C’était précisément cela la politique : une décision à prendre au vu et au su de renseignements imprécis et de menaces confuses.
— Expliquez-moi, mon cher Thibaut, ce que ces Curie ont fait de tellement extraordinaire. Je n’entends rien à la physique que l’on n’enseignait même pas dans mon collège en 1850. Au fond, je ne sais pas très bien ce que c’est que la physique, sinon l’occupation de certains savants qui se prennent très au sérieux et qui coûtent surtout très cher. C’est tout comme l’opéra : un vacarme dispendieux.
— Les époux Curie ont ébranlé deux préjugés bien établis, voilà vingt ans à peine, au sujet de la nature de la matière et de la conservation de l’énergie. Tout d’abord, on croyait à l’époque que la matière était divisible jusqu’à ce qu’on atteigne la plus petite quantité possible, ce que l’on appelle l’atome, mot qui vient du grec et veut dire indivisible. Il y a donc des atomes de plomb et des atomes d’or, d’oxygène et d’hydrogène.
— Et c’est faux ?
— Oui et non, comme toujours, lorsque l’on fait de la recherche. Ces atomes semblent eux-mêmes composés de particules encore plus élémentaires, par exemple des électrons, c’est-à-dire celles dont le déplacement constitue le courant électrique. Certes, il n’y a pas moyen de couper un atome de plomb en deux quantités de matière qui conserveraient les propriétés du plomb, mais il est possible de décomposer cet atome en ses composants.
— Est-ce donc une découverte tellement étonnante ? Peu me chaut qu’un atome contienne des électrons ou non.
— Attendez ! Ce n’est pas fini, certains atomes très lourds ont la propriété de se décomposer spontanément et d’émettre par exemple quelques-uns des électrons dont ils sont composés. C’est ce que l’on appelle la radioactivité. Beaucoup de corps sont inertes, mais certains émettent en permanence de
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