La mort de Pierre Curie
l’énergie. C’est le second préjugé détruit par les Curie.
— Ah ! Cela devient intéressant. On récupérerait cette énergie. Si les voitures arrivaient à se passer d’essence, les rues de Paris seraient moins empoisonnées par les gaz d’échappement.
— On n’y est pas encore, monsieur le président, et cette propriété de produire de l’énergie à partir de la matière inerte, sans la brûler comme on le fait du charbon, du gaz ou du pétrole, n’a pas manqué d’intriguer ou même de déconcerter les physiciens. S’il est un principe bien établi et sur lequel on ne reviendra sans doute jamais, c’est celui de la conservation de l’énergie. D’où peut bien provenir cette énergie du rayonnement radioactif ? C’est là que les travaux des Curie ont précédé ceux du grand Albert Einstein qui a démontré en 1906 qu’il existe une équivalence entre la matière et l’énergie. Une partie de la matière d’un corps radioactif disparaît pour donner naissance à cette énergie mystérieuse.
— Ha ! ha ! ha ! Elle est bonne, celle-là ! Ainsi mon corps, bien nourri, pourrait disparaître et se transformer en énergie ! Cela me paraît tout de même un peu fumeux, tout cela. Cet Einstein n’est-il pas allemand ?
— Oui et non, comme beaucoup de chercheurs. Il est né allemand, s’est fait naturaliser suisse et est devenu autrichien lorsqu’il a été nommé professeur à l’université de Prague.
— Vous n’allez pas me dire qu’en plus il est juif !
— Si, il est juif.
— Cela m’amène à vous poser la première question, parmi celles soulevées en Conseil des ministres : est-ce que Marie Curie qui s’appelait, comment déjà ? son nom est imprononçable…
— Sklodowska, c’est un nom polonais.
— Oui, c’est cela ! Est-ce qu’elle ne serait pas une Juive polonaise, sans que nous le sachions ?
— Pas que je sache ! Qu’est-ce que cela changerait ? Où est le problème quand cela serait ?
Fallières prit son temps pour répondre. Une mouche bleue entra par la fenêtre. Il n’y avait pas de bouse de vache dans le parc de l’Élysée, mais du crottin de cheval dans les avenues avoisinantes. Le président la chassa comme une pensée importune.
— En tant que républicain, je ne vois aucun inconvénient à ce que des Juifs occupent des chaires à la Sorbonne. C’est une position de principe. Je ne vous cacherai pas que je dois un peu me forcer. Je préférerais que nous restions entre Français. Charbonnier est maître chez soi. C’est plus facile, on se comprend à demi-mot. Mais la droite, elle, ne résiste pas à cette pente naturelle des Gaulois. Elle est farouchement antisémite. Si elle découvrait que Marie Curie est d’origine juive, ou même qu’elle a un peu de sang juif, comme tous ceux qui viennent de l’Est, elle en ferait ses choux gras.
— Ce n’est pas un délit d’être juif. Marie Curie a été nommée professeur à la Sorbonne et, avant cela, chef de travaux à l’université de Paris, alors qu’elle était de nationalité française…
— Oui, vous rétorquera M. Léon Daudet, mais elle n’est française que par mariage. Elle n’est jamais qu’une pièce rapportée. Elle parle avec un accent slave. Dieu sait quelle cuisine barbare elle sert à ses filles auxquelles elle parle en polonais, en russe ou, qui sait, peut-être même en allemand. Elle a été citoyenne russe comme le sont nombre de Polonais, puisque la Pologne n’existe plus. Nous avons propulsé au sommet de l’université non seulement une femme, mais une étrangère qui peut se révéler une espionne, une traîtresse, envoyée en mission pour séduire un savant français, découvrir ses secrets, se les approprier, recevoir un prix Nobel auquel elle n’a pas droit.
— Oui, soupira Raoul. On peut imaginer tout cela, mais il n’y a pas le moindre indice. Depuis son veuvage, Marie Curie mène une vie partagée entre son travail et l’éducation de ses filles, une vie digne et tranquille comme celle de tous les savants. À quoi bon prendre au sérieux ces billevesées ?
— Il y a un indice, répliqua Fallières. La mort accidentelle de Pierre Curie. Et si ce n’était pas un accident mais un assassinat ? Une fois que Marie Curie a percé ses secrets, elle s’en débarrasse.
— En avril 1906, à votre demande, j’ai rédigé un rapport sur la mort de Pierre Curie. La police n’a pas un seul instant mis en doute la
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