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La mort de Pierre Curie

La mort de Pierre Curie

Titel: La mort de Pierre Curie Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jacques Neirynck
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quelque improvisation langagière qui pourrait mener à une impasse inutile.
    La discussion roula sur les relations entre l’Allemagne et la France. Raoul l’avait aiguillée dans cette direction, car il essayait, tout de même, de mettre une journée de récréation à profit en sondant les sentiments des deux savants sur l’application de la science à de nouvelles armes. Marie était restée de l’avis de Pierre qui s’était exprimé à ce propos :
    — On peut imaginer que le radium devienne dangereux dans des mains criminelles. On peut se demander si l’humanité est mûre pour connaître les secrets de la Nature et en profiter ou si cette connaissance n’est pas nuisible. Mais il en fut de même avec l’invention de la dynamite par Alfred Nobel : elle peut servir à faire des travaux admirables, des routes, des ponts et des tunnels ; elle peut aussi servir de moyen de destruction entre les mains de criminels. Je pense, avec Nobel, que l’humanité tirera plus de bien que de mal des découvertes nouvelles. Il n’y a rien à craindre dans la vie, il y a seulement ce qui doit être compris.
    Elle était là, la merveilleuse, professant sa religion de la science avec cette intrépidité des martyres qui sont prêtes à tout sacrifier. Elle avait le front bombé d’un bélier, une chevelure touffue comme une toison, une voix ferme où les rigueurs du français se dissolvaient dans la douceur de l’accent polonais. Elle représentait pour Raoul la femme idéale, celle à laquelle il n’accéderait jamais dans le milieu qu’il fréquentait. Il se promit de la défendre farouchement, si elle était innocente, comme elle le paraissait, au-dessus de tout soupçon. Une sainte laïque. Peut-être la femme la plus extraordinaire que la France ait connue depuis Jeanne d’Arc.
    Einstein avait une opinion plus mitigée sur le sujet. Il n’aimait pas l’armée par principe :
    — Je méprise profondément ceux qui aiment marcher au pas sur une musique militaire. La nature les a dotés d’un cerveau par erreur. Une moelle épinière aurait suffi. Or le cerveau ne s’use que si l’on ne s’en sert pas. Une fois qu’ils auront des armes, les généraux ne résisteront pas à la tentation d’en user. Ce que dit Marie Curie est juste, mais entre-temps, il y aura des accidents. Le nationalisme est comme une maladie infantile, c’est la rougeole de l’humanité. Nous sommes en pleine épidémie.
    Après un temps de réflexion, Marie renchérit :
    — La science est par essence internationale et ce n’est que par manque de perspective historique que des qualités nationales lui ont été attribuées. M. Einstein et moi-même avons beaucoup souffert de cette erreur de perspective.
    Elle n’ajouta rien car c’était l’évidence même. Elle aurait pu parler de ses mécomptes en tant que femme, mais elle ne daigna pas le faire. Raoul l’en admira encore plus.
     
    Le soir, après le dîner copieux et indigeste, Albert Einstein bourra une pipe et entama une conversation avec l’aubergiste. Mileva était partie dans la journée et il paraissait soulagé. Son mariage lui pesait visiblement et Raoul n’eut pas de peine à transposer ce qu’il avait sous les yeux avec ce que vivait Paul Langevin. Les savants étaient plus fragiles ou plus intransigeants que les grands bourgeois ou les nobles parmi lesquels il vivait. Comment Pierre et Marie Curie, tous les deux poussés dans leurs derniers retranchements par le travail qu’ils s’imposaient, comment avaient-ils résisté ? Avaient-ils résisté ? Avaient-ils atteint le point de rupture en avril 1906 ? Marie, qui s’était sentie tellement coupable, avait-elle une raison objective de s’en vouloir ?
    Quand les enfants eurent été mis au lit, surveillés par la gouvernante, Marie descendit l’escalier de bois. Il tirebouchonnait dans le hall qui servait vaguement de salon. Elle alla droit vers Raoul et lui dit :
    — Ne croyez-vous pas qu’il serait opportun que nous ayons une explication ? Je ne parviens pas à croire que vous soyez ici par hasard. Si nous allions faire quelques pas au-dehors. Il y a clair de lune et il fait encore doux.
    Dès qu’ils furent suffisamment éloignés de l’auberge, Raoul passa partiellement aux aveux, sans compromettre Marguerite Borel. Il commença par remettre la lettre du président Fallières qui n’avait pas quitté une poche de son veston. Il expliqua à Marie que son éventuelle candidature à

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