La mort de Pierre Curie
la première fois, à isoler une parcelle infime de radium métallique, alors que ce corps n’était connu auparavant que sous forme de chlorure. Plus personne ne pouvait douter de l’existence du radium, alors que Lord Kelvin, l’autorité la moins discutée dans le domaine de la physique britannique, avait encore soutenu en 1906 la thèse selon laquelle les radiations ne provenaient pas d’un élément particulier, mais d’ondes éthérées qui vagabondaient dans l’univers. Les ondes invisibles et l’éther constituaient de commodes explications pour tout ce que l’on ne comprenait pas ou que l’on se refusait à imaginer en physique. Pour Kelvin, il était impensable qu’un atome pût se décomposer et changer de nature, il croyait à cette règle comme à un article de foi, comme à ce zéro absolu de la température qu’il avait découvert en 1851 à moins 273 degrés centigrades.
Devant cette affirmation tranquille d’un credo scientifique, même Pierre et Marie avaient hésité un instant et douté de leur propre découverte à l’époque. Maintenant, il n’y avait plus aucune incertitude : il existait des corps radioactifs qui se décomposaient et qui changeaient de nature ; dans ce phénomène, de la matière se changeait spontanément en énergie ; l’Univers n’était pas fait de matière et d’énergie, mais d’une seule substance qui pouvait prendre ces deux formes. Cependant, Pierre était mort et il ne saurait jamais qu’il avait eu raison de tenir tête aux plus grandes sommités de l’époque, malgré sa timidité maladive, sa crainte de la renommée et sa santé chancelante.
En novembre, dans la foulée de cette réussite, Marie annonça publiquement sa candidature à l’Académie des sciences. En même temps la rumeur commença à se répandre qu’on envisageait à Stockholm de lui attribuer le prix Nobel de chimie en 1911. Elle serait alors la première titulaire de deux prix Nobel. À Paris, qui se croyait le nombril du monde, le scandale fut considérable dans les milieux bien-pensants : une femme, étrangère, sans doute juive, couverte d’honneurs par une Académie non seulement étrangère, mais suédoise, donc aux bornes du monde civilisé, osait forcer les portes du sanctuaire académique parisien, réservé à ce que la science française comportait de représentants les plus normaux, conservateurs et conformistes, baptisés catholiques mais non pratiquants, héritiers de gènes authentiquement gaulois, munis surtout d’un appareil génital approprié pour la réflexion scientifique. Des Lapons contredisaient le Quartier latin.
Léon Daudet le premier sonna la charge dans un article de L’Action française qui était un vrai morceau d’anthologie.
« La République, c’est le mal. La République est le gouvernement des Juifs, traîtres comme Dreyfus, des Juifs voleurs comme Jacques de Reinach, des Juifs corrupteurs comme l’inventeur de la loi du divorce, des Juifs persécuteurs de la religion catholique comme l’inventeur de la loi de Séparation.
« La République est le gouvernement des francs-maçons, qui n’ont qu’une haine, l’Église, et qu’un amour, les sinécures et le Trésor public : fabricants de guerre civile, de guerre religieuse, de guerre sociale, parasites de nos finances, ils nous mènent à une banqueroute matérielle et morale.
« La République est le gouvernement des pédagogues protestants qui importent d’Allemagne, d’Angleterre et de Suisse un système d’éducation qui abrutit et dépayse le cerveau des jeunes Français. L’étrangère et l’étrange Mme Curie est le symbole même de l’envahissement de la science française par ce qui est le plus contraire à son génie. La radioactivité est le résumé de cette chimère qui prétend que des métaux peuvent changer de nature. On se croirait de retour à l’époque des alchimistes ! »
Cette prose faisait partie de l’ordinaire de L’Action française , de ce que souhaitaient lire les centaines de milliers d’abonnés, commerçants et artisans ruinés par l’industrie et rejetés dans le prolétariat, petits nobles dont les terres ne rapportaient plus rien, officiers humiliés par le dénouement de l’affaire Dreyfus, curés abandonnés par leurs ouailles et officiant dans des églises désertées.
Raoul aurait pu ne pas y prêter attention, si un autre article n’avait présenté deux gravures de la tête de Marie Curie, vue de face et
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