La mort de Pierre Curie
de côté, comme les photos de l’identité judiciaire. Les traits du visage avaient été accentués de façon à se rapprocher du faciès attribué aux Juifs par les caricatures. Un fragment de son écriture avait été reproduit en fac-similé. Une étude graphologique lui attribuait les traits de caractère propres à la race juive, selon les conventions de la droite : rapacité, intelligence perverse, propension à la trahison, haine de la religion. Marie ne pouvait être que juive, compte tenu des défauts que révélait une analyse scientifique de son visage et de son écriture. Il n’y avait aucune preuve de sa prétendue judéité, sinon la remarque sournoise qu’elle ne parvenait pas à produire un certificat de baptême. Durant l’affaire Dreyfus, puisqu’il fallait un coupable, on avait choisi un Juif ; dans l’affaire Curie, puisqu’il fallait qu’elle soit coupable, on commençait par prétendre qu’elle était juive.
Enfin, une caricature représentait une balance dont les deux plateaux portaient respectivement Marie Curie et Édouard Branly, qui se présentaient tous deux à l’élection pour le même siège de l’Académie des sciences. Le titre précisait : « Un tournoi académique : une femme entrera-t-elle à l’Institut ? » Un entrefilet signalait que le prix Nobel de physique 1909 avait été attribué à un Italien, Guglielmo Marconi, travaillant pour une firme britannique. De cette façon la propriété intellectuelle de la radio avait échappé à la France en la personne d’Édouard Branly, le véritable inventeur, scandaleusement ignoré par la Suède, pays protestant. Il était précisé que Branly enseignait dans une institution catholique.
Nulle part, on ne parlait de la liaison entre Marie et Paul Langevin, mais un autre entrefilet indiquait la direction future de la campagne :
« Le public se souviendra que le mari de Marie Sklodowska, le professeur Pierre Curie, a été écrasé en avril 1906 par un chariot, qui roulait cependant au pas. Les circonstances exactes de sa mort n’ont jamais été éclaircies par la police, qui a fait preuve d’un manque de curiosité tout à fait inhabituel. Il serait plus que temps de faire toute la lumière sur cette affaire dont les suites actuelles ne cessent de se développer de façon éclairante. »
Chaque matin, en arrivant à l’Élysée, Raoul trouvait la presse du jour. Il parcourut cette page de calomnies avec un sentiment de malaise invincible. Il était entré à l’École polytechnique afin d’accéder à l’armée, parce que c’était la seule façon honorable de servir la France, sans se compromettre avec la République. Il avait ensuite quitté l’uniforme à cause de l’affaire Dreyfus, dont il avait été un des acteurs les plus secrets et qu’il avait menée à un dénouement acceptable, même si celui-ci ne correspondait pas à la vérité officielle.
Maintenant, il s’efforçait de servir loyalement la République, seul régime capable de réconcilier tous les Français entre eux et surtout de réconcilier chaque Français avec lui-même. De ce fait, il s’était distancé de sa famille, de son milieu, du clergé catholique, sans rompre avec tout cela qui l’enracinait dans la vie. Mais l’opposition entre ce qu’il avait pensé jadis et ce qu’il pensait maintenant, entre son petit monde de hobereaux et le monde des savants, devenait insurmontable. Comment servir une France divisée contre elle-même, sans prendre un parti contre l’autre ?
Il venait à peine de prendre connaissance de ces textes, lorsqu’un huissier frappa à sa porte. M. le président de la République souhaitait le voir d’urgence. Raoul rectifia son nœud de cravate, se peigna et descendit promptement au cabinet du président, en empoignant au passage le dossier Curie qu’il tenait en réserve depuis trois mois.
Fallières l’attendait avec impatience. Les mêmes journaux étaient étalés sur le bureau du président qui venait manifestement d’en prendre connaissance. Les articles étaient encadrés au gros crayon rouge selon la pratique de l’attaché de cabinet chargé de décortiquer la presse tous les matins.
— Bonjour, jeuneume. Que pensez-vous de tout cela ? Qu’est-ce que je vous avais dit en juillet ? Je vous avais demandé de suivre cette affaire de près et maintenant, comme je l’avais prévu, elle nous éclate à la figure. Et ce n’est qu’un début. Bien pire nous
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