La mort de Pierre Curie
peuvent s’additionner. Alors, supposez que vous soyez dans une fusée volant à 90 % de la vitesse de la lumière et que vous tiriez à l’intérieur une balle de fusil qui se déplace aussi à 90 % de la vitesse de la lumière. Si vous additionnez les deux vitesses comme le prétend Newton, la balle se déplace à 180 % de la vitesse de la lumière, ce qui est absurde. L’expérience de Michelson le confirme : la vitesse de la lumière est bien une constante quelque effort que l’on fasse pour la prendre en défaut sur ce point.
« J’étais donc dans le tram qui descend la Kramgasse où j’habitais, à hauteur du deuxième arrêt. Je me trouvais sur la plate-forme arrière et je regardais l’horloge de la Zeitglockenturm. Je me suis demandé, durant les trois minutes où j’étais là, ce qui se passerait si le tram roulait à la vitesse de la lumière. Dans ce cas, bien évidemment, je verrais l’horloge arrêtée, puisque les images représentant l’horloge en mouvement ne me parviendraient plus. Et cependant, dans mon gousset, ma montre continuerait à battre à la même vitesse. J’ai compris d’un seul coup que le temps absolu, identique pour tout le monde dans l’univers, n’existait pas, que c’était une illusion provenant du fait que nous nous déplaçons à des vitesses bien inférieures à celle de la lumière. Vous me suivez ?
Raoul suivait vaguement. La pensée d’Einstein allait trop vite pour lui, tandis qu’il devait continuellement ralentir son pas pour ne pas dépasser le savant. Cet univers en caoutchouc où les longueurs rétrécissaient en fonction de la vitesse, où les masses augmentaient au contraire, tout cela collait avec les équations, mais les équations collaient-elles à la réalité ? Il se posa la même question au sujet de son travail. Il essayait de comprendre ce qui s’était passé le 19 avril 1906, à partir de l’image qu’il pouvait s’en faire, quatre ans plus tard, en spéculant sur une raison raisonnante, une singularité cartésienne, qui n’était qu’une grossière simplification de la réalité. Il avait cessé d’écouter Einstein avec toute l’attention voulue, d’autant que suivre un discours abstrait en allemand dépassait ses forcés. Il revint à la réalité quand son interlocuteur le saisit par le bras pour conclure avec un sourire polisson :
— Quand vous courtisez une jolie fille, une heure paraît une seconde. Si vous vous asseyez sur un poêle chaud, une seconde vous paraît une heure. C’est ça, la relativité.
— C’est génial, balbutia lâchement Raoul.
— On verra, mon cher. Si ma théorie de la relativité est correcte, l’Allemagne dira que je suis allemand et la France que je suis un citoyen du monde. Si elle est fausse, la France me considérera comme un Allemand et l’Allemagne comme un Juif.
— Cela vous cause des ennuis dans votre vie de tous les jours d’être juif ?
— Pas du tout. Au contraire. Il y a trois choses qui me plaisent dans la tradition juive : la poursuite de la connaissance pour son seul attrait, l’amour fanatique de la justice et la passion de l’indépendance.
— Vous êtes vraiment religieux ?
— Oui. La science sans la religion est paralytique, la religion sans la science est aveugle. Savoir que ce qui est impénétrable pour nous existe néanmoins : telle est la définition du véritable esprit religieux. Je veux savoir comment Dieu créa le monde. Les phénomènes ne sont que des détails. Je veux connaître son idée. Pourquoi créer le monde avec des lois aussi bizarres ?
— Est-ce qu’elles sont vraiment bizarres ? Pour vous elles doivent maintenant paraître normales.
— Par bizarre, je veux dire que ce qui est réellement incompréhensible, c’est que nous parvenions à comprendre le monde. Pourvu que nous nous débarrassions des idées toutes faites qui courent les conversations de tous les jours. La vraie valeur d’un homme se détermine en examinant dans quelle mesure et comment il s’est libéré du moi, de cet amas de préjugés dans lesquels nous avons été élevés.
— Vous parlez comme un mystique.
— Oui. La plus belle expérience que nous puissions vivre est le mystère parce que c’est la source de l’art, de la science et de la foi. Galilée et Newton ne pensaient pas autre chose et je pense comme eux. Je suis un petit nain grimpé sur les épaules de ces géants et je vois un petit peu plus loin qu’eux.
Ils
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