La mort de Pierre Curie
dissipait et les idées se clarifiaient. Ils avaient loué les vélos au chalet du Cycle au bord de la Seine, derrière les tribunes de Longchamp. En pédalant le long de l’allée de la Reine-Marguerite, ils devisaient. C’était une allée commode, rectiligne, bien ombragée, sans pente pour casser l’effort. Le dérailleur oisif avait cessé de s’enrayer.
— En somme, patron, c’est fichu. L’affaire se termine en eau de boudin. On ne saura jamais ce qui s’est passé.
— Du tout, Champigny. J’ai appris hier trois faits très précieux des dernières paroles de Pierre Leclair et du refus de l’abbé Mugnier de violer le secret de la confession. Dans cette affaire où tout était flou, il y a enfin des faits indiscutables.
— Nous avons seulement découvert que Pierre Leclair n’est pas l’auteur du crime. C’est une information totalement négative.
— Réfléchis, Champigny. Dans ce que tu viens de répéter, il y a deux informations essentielles. Jusqu’à hier, on pouvait douter qu’il s’agisse d’un crime. Aujourd’hui on en est sûr, puisque, à l’article de la mort, Leclair s’en accuse. S’il avait été question d’un simple accident, il n’y aurait pas eu de raison qu’il s’invente une culpabilité. L’abbé a écarté celle-ci, mais Leclair désigne du coup, sans le dire, un autre coupable. Si le criminel n’avait aucune relation avec Pierre Leclair, ce dernier aurait instantanément témoigné du fait au commissariat des Grands-Augustins, dans les minutes suivant la mort de Pierre Curie. Or, il n’en fait rien. Il couvre d’abord par son silence, puis par sa confession de dernière heure, un proche. Or, je n’en connais qu’un seul, celui qu’il a suivi lorsqu’il est entré dans le laboratoire des Curie.
— André Lebirne.
— Lui-même. Si tu es d’accord, car nous enquêtons maintenant sans mandat aucun, je propose que tu t’assures d’abord de sa présence au laboratoire. Comme il vit seul, tu profites de la journée pour effectuer une visite domiciliaire chez lui dans la plus grande discrétion. Le moindre faux pas nous serait fatal à tous les deux : aussi n’est-ce pas un ordre !
« Pour ma part, je vais vérifier un détail qui nous a toujours échappé et que nous aurions dû tenter d’éclaircir plus tôt. Où était Lebirne au moment de l’accident ? Selon son cahier de notes, il travaillait au laboratoire.
« Mais il n’est toujours pas averti de l’accident au moment où la délégation, composée de Paul Appell, de Jean Perrin et de moi-même, va annoncer le décès boulevard Kellermann. À cette heure-là, en fin de journée, toute la faculté des sciences devait être au courant. Or le doyen Appell ne se fait pas accompagner par le plus proche collaborateur des Curie. Cela signifie qu’André Lebirne n’était pas rue Cuvier.
Rentré dans son appartement, après avoir pris sa douche rituelle et s’être aspergé d’eau de Cologne, Raoul commença par lancer un appel téléphonique à l' Hôtel de l’Odéon , où descendait Ernest Rutherford, de passage à Paris. Il obtint presque immédiatement le savant néo-zélandais qui accepta de le rencontrer pour déjeuner chez Bofinger. Toute la matinée, Raoul lança d’autres appels sans réussir à joindre ses correspondants. Juste avant de quitter son appartement, il fixa un autre rendez-vous dans l’après-midi au professeur Friedel, qui avait été le premier patron d’André Lebirne.
Le repas chez Bofinger fut très gai. Raoul prit une modeste sole meunière par nostalgie de Deauville et de Florence. Rutherford, qui aimait les plats simples, se commanda une entrecôte à la Béarnaise. Il adorait Paris, ses restaurants, ses théâtres et, sans doute aussi, sa vie nocturne, si tentante pour un homme qui s’ennuyait toute l’année au Canada après avoir vécu longtemps à Cambridge. Tous les étés, sous un prétexte ou un autre, il se retrouvait en France.
Il fut catégorique sur Lebirne lorsque Raoul l’interrogea, en évitant toute référence au véritable sujet de son enquête. Rutherford tirait de grosses bouffées d’un cigare, vissé entre ses dents sous sa moustache fournie, en s’exprimant avec véhémence.
— Ce Lebirne a toujours été accroché aux Curie comme une moule à son rocher. Il a isolé en 1899 l’actinium, qui était à l’époque avec le radium et le polonium un des trois éléments radioactifs connus. Si sa qualité
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