La mort de Pierre Curie
signe à Raoul de le rejoindre.
Le visage de Pierre Leclair était déjà celui d’un squelette, défiguré par l’absence de son râtelier, par la maigreur subite des joues et par la saillie de l’os du menton. Il fit signe à Raoul de se pencher et se libéra d’une voix claire mais faible :
— Je suis entré au laboratoire sur la recommandation de professeurs qui font partie de l’Action française. J’étais là pour observer et rendre compte, jusqu’en avril 1906 où on m’a demandé de faire autre chose.
« Le jour de la mort du professeur Curie, je l’ai attendu à la porte du restaurant où il déjeunait. Je prétendis venir prendre ses instructions pour des achats de matériel. Mais je lui ai remis une enveloppe provenant du professeur Langevin et destinée à Mme Curie, qui avait été interceptée par je ne sais qui, en lui demandant de vérifier si cela ne modifiait pas la commande que je devais faire.
« Il a ouvert la lettre et il est devenu comme fou. Il m’a demandé si sa femme était au laboratoire. J’ai un peu hésité, puis j’ai dit ce que je savais, qu’elle avait une réunion de physiciens à Fontenay-aux-Roses. Il est parti à grands pas, j’ai eu peur, je l’ai suivi car il était faible et tenait mal sur ses jambes. On est allé jusqu’à une imprimerie qui était fermée, puis on a descendu la rue Dauphine vers la Seine. Comme il titubait, j’ai marché à ses côtés, en le tenant par le bras. Nous marchions derrière un fiacre et nous ne pouvions pas voir le trafic qui remontait la rue. Soudain, il a dit “tant pis” et il s’est libéré de ma main qui le soutenait.
« J’ai essayé de le rattraper mais je n’y ai pas réussi, je l’ai heurté au contraire, il a perdu l’équilibre et a fait un grand écart vers la droite. C’est alors qu’il a glissé sous le chariot. Je ne l’ai pas vraiment poussé, un peu peut-être, je ne l’ai pas tenu assez fort, je ne suis coupable de rien, mais je me le reproche depuis, tous les jours de ma vie. Je ne l’ai pas aimé comme il l’aurait fallu. J’en demande pardon à Dieu. Monsieur l’abbé m’a confessé. Je meurs maintenant en paix. Faites dire des messes pour le repos de mon âme.
En revenant à Paris, l’abbé Mugnier se pencha à l’oreille de Raoul et lui dit, à voix très basse, comme si le bruit de la voiture n’empêchait pas de toute façon Arsène d’entendre quoi que ce soit :
— Ce fut un pauvre homme et une belle âme. Il vient de s’accuser de ce qu’il n’a pas commis pour en protéger un autre qui est le véritable coupable. Cela arrive souvent dans la dernière confession des âmes scrupuleuses. Elles en rajoutent pour se situer du bon côté de la contrition. Comme si l’on pouvait manipuler Dieu lui-même. Triste résultat d’une éducation spirituelle faussée à la base.
— Mais alors, dit Raoul, quel fut le véritable coupable ?
— Je suis le seul à l’avoir appris et je ne puis le dire. On ne le saura donc jamais.
— Ne dites rien, l’abbé, mais je finirai par le découvrir.
XI
Raoul s’était converti depuis peu à des randonnées en bicyclette dans le bois de Boulogne. Cela ne remplaçait pas le cheval, le milieu cycliste était fâcheusement mélangé, mais l’exercice de la pédale faisait travailler d’autres muscles que l’équitation. Comme Arsène était un fanatique du Tour de France et des exploits de Thys, qui serait vainqueur en 1913, les deux hommes roulaient de conserve. L’un et l’autre pâtissaient du dérailleur, invention récente, qui n’arrêtait pas de s’enrayer au point qu’Arsène était muni d’une trousse de dépannage et qu’il avait les mains couvertes de cambouis. Il portait un maillot rouge et une culotte noire. La réclame « Vélocipède Stéphanois » s’étalait en grand dans son dos. Raoul portait une tenue plus sobre : une chemise à manches courtes, impeccablement blanche, des pantalons de golf en toile crème et une casquette à carreaux achetée à Londres, Saville Row.
Comme la journée promettait d’être chaude, les deux hommes s’étaient levés à six heures du matin. Raoul aimait ce moment de la journée, où la lumière hésitait entre le bleu, le rose et le jaune. Le bois de Boulogne donnait raison aux impressionnistes, qui avaient montré non pas la nature telle qu’elle est mais telle qu’il vaut la peine de la regarder. Les oiseaux s’éveillaient dans les arbres, la brume se
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