La mort de Pierre Curie
les aventures d’Élisabeth Greffulhe.
Seul Gustave Téry s’obstina. Sous le titre « L’Invasion étrangère à la Sorbonne, à l’École centrale, à l’Institut Pasteur. À la faculté de médecine, partout », il écrivit : « Les laboratoires sont envahis par une cohorte d’individus pour la plupart étrangers. Le nombre de femmes augmente constamment, les plus recommandables viennent là pour chercher un mari. Quant aux autres…»
Marie partit une quatrième fois pour l’Angleterre à l’invitation de Hertha Ayrton, une amie de longue date, physicienne comme elle, refusée par le Royal Institute, tout comme Marie l’avait été par l’Académie. Hertha ne s’était pas laissé abattre. Faute de poursuivre une carrière scientifique qui lui était interdite par la stupidité des hommes, elle s’était engagée dans le mouvement féministe britannique, un peu cocasse par ses initiatives spectaculaires, mais finalement efficace. Les Anglaises voteraient bien avant les Françaises. Hertha loua une villa sur la côte du Hampshire, Marie se rétablit par le seul fait qu’elle n’était plus empoisonnée par les produits de son laboratoire. Et, surtout, Irène et Ève apprirent l’anglais.
Quand Marie revint à Paris, elle avait récupéré ses forces et elle reprit son travail. Elle apprit, sans surprise et sans peine, que Paul Langevin avait renoué la vie commune avec sa femme, tout en entretenant par ailleurs une jeune maîtresse. Comme il fallait que celle-ci gagne sa vie, Marie accepta de l’engager dans son laboratoire. L’Action française publia quelques entrefilets venimeux stigmatisant cette nouvelle entorse aux bonnes mœurs. Léon Daudet se demanda ce que dissimulait cette conduite incompréhensible. Ni lui ni ses semblables ne parvinrent à comprendre qu’un autre monde commençait et qu’ils vivaient les derniers mois de la Belle Époque, où la morale se conformait à des règles mesquines.
L’affaire Curie laissa un goût de cendres à Raoul. Une fois de plus, la raison d’État l’avait emporté, sans que personne puisse définir ce qu’elle recouvrait sinon la tranquillité des puissants. Ainsi, il servait une République qui ne valait pas mieux que la monarchie ou que l’Empire et qui n’avait d’autre légitimité que d’assurer un long intermède à une France trop souvent ballottée d’un régime à un autre.
En fin de compte, Marie, humiliée, ravagée, méprisée, était toujours vivante et active. Elle présidait à la construction d’un Institut du radium pour lequel les fonds avaient été miraculeusement trouvés. La tombe de Pierre était pieusement entretenue et fleurie, comme Raoul le vérifia. Il pria pour cet agnostique qui n’aurait pas pu reconnaître la foi, dans la religion poussiéreuse entretenue par l’Église catholique, mise au service de la réaction. Lui, Raoul, l’abbé Mugnier, ses amis Marc Sangnier et Charles Péguy n’y seraient jamais que des suspects.
Mais il ne pouvait supporter l’incertitude dans laquelle il demeurait au sujet de la mort de Pierre Curie. Pour Armand Fallières, qui allait céder sa place à Raymond Poincaré, l’important avait été de sauver la République d’un nouveau scandale et non de découvrir une vérité à laquelle il n’attachait que l’importance médiocre d’un vocable prestigieux, à utiliser sans réserve dans les discours mais avec modération dans la gestion des affaires courantes. Pour Raoul, la leçon apprise des Curie demeurait : à la recherche de la vérité, il fallait tout sacrifier, la santé, la réputation, la fortune. Or, lui n’avait pas été jusqu’au bout de son enquête, par pusillanimité, pour ne pas mettre en danger sa sinécure parisienne, sa vie de confort, de paresse et de plaisir.
Or, il s’était passé quelque chose le 19 avril 1906, vers trois heures, au débouché de la rue Dauphine sur les quais de la Seine, quelque chose qui était lié au plus profond de l’histoire de la France, quelque chose qui expliquerait ce qui allait survenir, c’est-à-dire une ou plusieurs guerres dont le pays sortirait défait ou exsangue, ruiné et dépeuplé, comme à la fin de la guerre de Cent Ans. La querelle entre gauche et droite prolongeait les guerres de Religion et affaiblissait mortellement une nation à laquelle Raoul appartenait de toutes ses fibres.
Lui seul détenait une parcelle de la vérité Curie, comme lors des affaires Dreyfus, Steinheil,
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