La mort de Pierre Curie
d’homme de science avait été à la hauteur de ce coup de chance, il aurait dû être nommé depuis longtemps à une chaire. Mais quinze années plus tard, il est toujours le chef de travaux de Marie Curie à l’Institut du Radium, qui vient d’être inauguré.
« C’est un personnage totalement introverti, incapable d’établir une relation normale avec qui que ce soit. Je me souviens d’une réunion de travail entre lui et moi. Il commençait à faire sombre et la lumière avait été allumée. À un certain moment, il a été appelé par un garçon de laboratoire. Il est sorti de la pièce en éteignant la lumière, oubliant que j’étais là.
« Sur son bureau s’empilent des monceaux de lettres, qu’il n’ouvre qu’avec un retard considérable. Il n’a pas d’amis, que je sache, il ne s’est jamais marié et je parie qu’il n’a jamais eu de maîtresse. C’est un personnage déséquilibré qui entretient un semblant d’existence par une activité scientifique de seconde zone.
« En 1899, si les Curie ne lui avaient pas dicté, pas à pas, la technique à suivre, il n’aurait pas découvert l’actinium. Il n’a jamais signé une communication scientifique de son seul nom. C’est un bon préparateur de chimie, un exécutant que les circonstances ont placé dans une position qu’il ne mérite pas.
« Il s’est disputé avec Langevin, mais aussi récemment avec la fille de Marie, Irène, qui vient parfois travailler au laboratoire. Il se dispute avec tout le monde, à supposer qu’il parvienne à identifier les personnes et à retenir leurs noms. Il ne se dispute pas avec Marie Curie qui a pourtant un caractère impérieux parce qu’il lui est totalement soumis. Ce serait un excellent client pour le docteur Freud.
Trois heures plus tard, Raoul rencontra Friedel dans un appartement du boulevard Saint-Michel, dont les stores étaient à peine entrebâillés. Le professeur s’excusa : il était devenu quasiment aveugle et la lumière ne lui était plus nécessaire. Il essayait en revanche de se prémunir contre la chaleur qu’il ne supportait pas. Raoul lui demanda s’il se souvenait de sa dernière rencontre avec Pierre Curie.
— Tout à fait. Comme si c’était hier. C’est le genre de souvenirs que l’on ne peut pas oublier. Une heure avant sa mort, je lui ai serré la main sur le trottoir devant l’Hôtel des Sociétés savantes, rue Danton, où nous avions déjeuné. Et j’ai eu la surprise de découvrir que son chef de travaux, Lebirne, l’y attendait, accompagné d’un vieil homme, qui était sans doute un préparateur et qui était là pour lui remettre une lettre urgente parvenue au laboratoire. Mais je ne me rappelle pas son nom.
— Le professeur Curie a-t-il eu l’air surpris de rencontrer Lebirne ?
— Pas du tout. Je suppose qu’ils s’étaient donné rendez-vous. Mais moi, j’ai été surpris, je ne m’y attendais pas. J’ai même été choqué.
— Pourquoi ?
— Parce que le but du déjeuner entre collègues était, parmi d’autres, la carrière d’André Lebirne. Pierre Curie se préoccupait de son avenir. Il estimait que Lebirne méritait d’être nommé professeur, éventuellement à Lyon ou Bordeaux, mais qu’il avait fait son temps à la Sorbonne. Peut-être aussi qu’il désirait l’éloigner, précisément pour la raison qui a fait que Lebirne n’a pas été promu, c’est-à-dire son comportement asocial, étrange, quasiment pathologique. Aucun des participants à cette réunion ne l’a soutenu, hormis Curie. Mais chacun, à commencer par moi, s’est demandé si Curie ne voulait pas surtout s’en débarrasser, avec une évidente mauvaise conscience, comme s’il s’était agi d’un chien atteint par la vieillesse. Après tout, moi-même je l’avais recommandé à Pierre Curie en 1898, parce que je ne désirais pas le garder. C’est un cas, Lebirne !
— Et que s’est-il passé sur le trottoir ?
— En sortant de l’hôtel, Pierre Curie a fait un signe de dénégation en direction de Lebirne, qui a eu l’air consterné. Il était là, le pauvre, abrité sous un parapluie que tenait le garçon de laboratoire, attendant que son sort se décide. Il a compris en un éclair que sa carrière était enfermée dans une impasse appelée Curie. Il serait toujours le second.
— Vous ne trouvez pas étrange que précisément deux heures plus tard le principal obstacle à sa promotion ait disparu ?
— Il en
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