La mort de Pierre Curie
Syveton, Lanthelme. Tous ceux-là n’étaient plus que des noms dans un album jauni que les générations futures se refuseraient à feuilleter, de peur d’y découvrir l’origine de leurs malheurs et l’occasion qui s’était présentée d’y échapper. L’histoire s’écrivait à l’instar d’une toile d’araignée destinée à capturer des fragments de réalité gênants, à les engluer dans une bave épaisse qui les dissoudrait jusqu’à ce qu’ils deviennent une sorte de fable que l’on raconte aux écoliers.
Le cerveau de Raoul le tarabustait donc, comme lorsqu’il laissait un problème d’échecs sans solution, un poème sans lecture, une partition sans étude. Seul, il ne trouverait jamais de conclusion. Les événements se chargèrent de répondre à son attente. Quelque temps plus tard, fin juin 1914, il fut appelé par sa cousine Élisabeth depuis son château de Bois-Boudran. Pierre Leclair se mourait et voulait faire des révélations. Il demandait aussi à se confesser. Comme la comtesse Greffulhe n’avait aucune confiance dans le curé du village, d’un conservatisme exacerbé et d’une discrétion douteuse, Raoul pourrait-il se faire accompagner d’un prêtre intelligent et sûr ?
Raoul alla quérir l’abbé Mugnier, qui continuait à être son directeur de conscience et à le confesser dans un fiacre. Rentré à moitié en grâce auprès de l’Archevêché, il était réduit à la fonction d’aumônier des sœurs de Saint-Joseph-de-Cluny, rue Méchain.
Comme il faisait beau, la capote de la Peugeot était abaissée et l’abbé prit un plaisir enfantin à cette traversée des campagnes estivales de l’Île-de-France. Durant le voyage, Raoul le mit au courant de son état d’esprit, de sa hantise de savoir le fin mot de l’affaire, quand bien même la thèse officielle n’en serait pas le moins du monde ébranlée. L’abbé promit de tranquilliser la conscience inquiète de Pierre Leclair, de lui recommander de réparer ses fautes et de s’en tenir là. Si le pénitent ne voulait révéler la vérité qu’à son confesseur, celle-ci serait enfouie dans la tombe du secret.
Élisabeth était venue à cheval jusqu’à la loge des gardes. Elle portait un costume de cavalière, une longue veste cintrée à rayures vertes et grises, des revers étroits, la fermeture dans le dos, col et poignets en velours vert foncé. Sa jupe était mi-longue, ce qui témoignait de son audace habituelle et de son désir de faire enrager son mari. Les gants et les bottes étaient en cuir gris souris et le chapeau melon à voilette. Autour du cou, un foulard de soie blanche était épinglé par une broche à ses initiales de jeune fille : E.C.C.
Raoul retomba amoureux de sa cousine en ce moment où il eût dû nourrir d’autres sentiments. Il se le reprocha par égard pour Florence avec laquelle il passerait bientôt une semaine épouvantable à Deauville. Élisabeth mena les visiteurs à la chambre du mourant. Le médecin en sortait. Il fit un bref compte-rendu :
— Le patient se meurt d’un cancer de l’estomac. Il y a une aggravation depuis hier. Nous voyions venir la menace d’une sorte d’abcès et nous avions appelé le professeur Mocquot en consultation. Il a confirmé le diagnostic, c’est un véritable ulcère de cancéreux, une poche de quinze centimètres de profondeur, qui a percé lors de ma visite de ce jour. Elle répand de véritables flots de pus avec une odeur intolérable au point que la sœur de garde s’est trouvée mal. La poche communique évidemment avec la tumeur et se remplit de pus toutes les deux heures. La faiblesse est grande, mais le délire n’est pas encore installé. Le patient a demandé de surseoir à la prochaine piqûre de morphine, afin de demeurer lucide pour sa confession. Mais hâtez-vous, car la douleur deviendra bientôt insupportable.
Le médecin les quitta avec une certaine brusquerie, sans saluer personne. Raoul le mit sur le compte de ce que l’homme de l’art avait dû endurer en gardant son calme. L’abbé Mugnier pénétra seul dans la chambre dont sortit la religieuse, tenant un mouchoir sur son nez.
Élisabeth et Raoul attendirent sur le palier sans échanger un seul mot. Ils pensaient à la même chose et savaient à quoi l’autre pensait. Raoul se perdit dans la contemplation des veines du plancher de sapin grossier. Bientôt, l’abbé ouvrit la porte, tenant son grand mouchoir rouge à carreaux sur le nez, et fit
Weitere Kostenlose Bücher