La mort du Roi Arthur
joyeusement son hôte, et chacun prit place autour de la table où étaient disposés en abondance les mets les plus délicats et les plus raffinés. De sorte qu’une fois les convives rassasiés et désaltérés, l’heure était presque venue de dormir. Aussi, après le service du vin commandé par Aalardin, allèrent-ils se coucher. Et Karadoc s’endormit sitôt allongé dans son lit drapé de luxueuses couvertures.
Le lendemain matin, comme Karadoc se préparait à prendre congé de son hôte, celui-ci l’entraîna dans une petite salle basse et lui dit : « Compagnon, j’ai pour toi, je te l’assure, tant de respect et d’affection, que je vais t’en donner la preuve. On prétend que ton amie, la belle Guinier si gracieuse et si ravissante, a perdu son téton droit lorsque son frère a tranché la tête du serpent qui te faisait cruellement souffrir. J’en suis d’autant plus sincèrement désolé que je me suis mal conduit jadis envers elle. Aussi voudrais-je me racheter aujourd’hui. Sache, ami Karadoc, que je possède un bouclier extraordinaire. Il est en or, mais d’un or aux vertus singulières, car si on l’applique à une plaie, il s’ajuste si parfaitement sur la chair qu’il adopte la forme de la partie manquante. Je vais te donner la boule qui orne la bosse de ce bouclier. Place-la sur le sein de la belle Guinier, et tu verras alors l’or s’y ajuster et y adhérer aussi exactement qu’un téton formé par les soins de la nature même. »
Aalardin fit apporter le bouclier, qui était en effet d’or fin, écartelé d’une bande d’azur, avec pour courroie une étoffe de soie chatoyante. Sans l’ombre d’une hésitation, Aalardin porta la main sur la boule en saillie sur la bosse du bouclier et l’en arracha vivement. Puis il la remit à Karadoc en disant : « Va, maintenant, compagnon, je sais que tu feras bon usage de cet or. » {17} Sans savoir comment remercier son hôte du don inestimable qu’il lui faisait, Karadoc prit sans mot dire la boule d’or et, après avoir souhaité beaucoup de bonheur à Aalardin et à tous les siens, il enfourcha son cheval et se dirigea vers Kamaalot.
À sa grande surprise, il y parvint au moment même où ses compagnons de chasse descendaient de cheval et se débarrassaient de leurs manteaux avant d’aller se réchauffer devant le beau feu qui brûlait dans la grande salle. « Eh bien ! lui dit Gauvain, où diable étais-tu passé, Karadoc ? Nous t’avons bien vu t’écarter, mais tu as, semble-t-il, pris un chemin plus long que le nôtre ! » {18} Karadoc répondit simplement qu’espérant trouver une route plus directe, il s’était trompé. Cependant, il se demandait à part lui quelle étrange aventure il avait vécue. N’avait-il donc pas passé la nuit dans le manoir d’Aalardin ? Comment se pouvait-il alors qu’il arrivât à Kamaalot sur les talons du roi Arthur et de ses autres compagnons ? Avait-il rêvé ? Or, serrant son poing sur la boule d’or que lui avait donnée Aalardin, il y vit la preuve qu’il n’avait pourtant pas été le jouet de quelque chimère…
Apercevant Guinier dans un groupe de dames et de jeunes filles, il alla vers elle et, l’ayant entraînée par un pan de son manteau d’hermine jusqu’à une chambre isolée, lui dit : « Montre-moi le sein dont tu as perdu le bout en me délivrant du serpent qui me tourmentait. Elle s’empressa de se dégrafer pour le lui montrer, et Karadoc l’examina puis, sans hésiter, il saisit la petite boule d’or et, doucement, tendrement, l’appliqua d’emblée sur la cicatrice. L’or adhéra aussitôt à la chair blanche et délicate, et le sein reprit son aspect antérieur. À cette vue qui fit bondir de joie son cœur, Karadoc reprit : « Amie, voici un grand secret entre nous. Tant que personne ne saura que tu as un sein en or, rien ne pourra ternir notre amour. Mais si quelqu’un d’autre l’apprenait, moi, le cœur à jamais brisé, je m’éloignerais de toi. » {19} La belle Guinier fut passablement étonnée des paroles de Karadoc : « Ami très cher, protesta-t-elle cependant, je saurai préserver notre secret. Nul autre que nous ne saura que j’ai un téton en or. J’aimerais mieux mourir que de divulguer pareille merveille, car je ne pourrais vivre sans toi. » Alors, ils s’embrassèrent pour sceller leur accord, en guise de serment de fidélité.
Le lendemain était le jour de la Pentecôte. Après la grande
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