La mort du Roi Arthur
procession et la messe solennelle, la grande salle de Kamaalot se remplit de rois, de chevaliers, de dames et de jeunes filles nobles et belles, et Arthur, roi de Bretagne, alla s’asseoir à la table d’honneur, comme le voulait l’usage. Kaï sortit alors d’une pièce voisine et, toujours pressé, demanda au roi s’il devait faire sonner les trompettes et distribuer l’eau. « Kaï, répondit Arthur, modère un peu ton impatience ! Il n’est pas encore arrivé d’aventure merveilleuse, que je sache. Nous attendrons le temps qu’il faudra. » Tous ceux qui se trouvaient là approuvèrent et se mirent à deviser entre eux.
L’heure de midi était déjà passée quand un chevalier se rua dans la salle. Il ne portait pas de manteau, n’avait pas d’armure, mais une longue épée ceignait son côté. Son pourpoint était d’un drap précieux de couleur vermeille. Karadoc reconnut immédiatement en lui l’enchanteur Éliavrès, son véritable père, et, non sans angoisse, se demanda ce qu’il venait faire à la cour du roi Arthur. Toutefois, il ne souffla mot et se garda de rien manifester à l’endroit de l’homme qui venait ainsi de faire irruption au milieu de l’assemblée. Il vit aussi qu’au cou d’Éliavrès pendait un cor d’ivoire cerclé de bandes d’or et incrusté de pierres précieuses magnifiques.
Sitôt parvenu devant le roi, l’enchanteur sauta à bas de sa monture et s’écria d’une voix forte : « Seigneur Arthur et vous tous, écoutez-moi. Je ne viens pas en ennemi pour vous défier, bien au contraire, mais pour vous témoigner mon respect et mon amitié en vous offrant ce cor. On l’appelle le Béni, et s’il est précieux parce qu’il est en or et remarquablement ouvragé, il l’est infiniment davantage pour une autre raison que je vais vous dire : si on le remplit d’eau de source ou d’une autre eau douce très pure et transparente, cette eau se métamorphose en un vin le meilleur, le plus délicieux et le plus limpide qui soit au monde. Faites-en l’expérience, et vous verrez que je dis vrai. Toutes les personnes ici présentes en pourront boire, chacune à son tour, sans que le vin vienne à manquer.
— Par Dieu tout-puissant ! s’écria Kaï, voilà un magnifique présent ! » Mais Éliavrès reprit alors : « Seigneurs, je dois cependant vous avertir d’une autre merveille : s’il est exact que, dans ce cor, l’eau la plus pure se change en le vin le plus limpide, aucun chevalier que sa femme a trompé ou qui a lui-même trompé sa femme n’en pourra boire le contenu sans le répandre entièrement sur lui. » Ces paroles jetèrent un certain trouble parmi l’assistance. « Par Dieu tout-puissant ! repartit Kaï, voilà, seigneur chevalier, un vice qui retire tout son prix à ton cadeau ! »
Cependant, le roi Arthur, qui avait reçu le cor des mains d’Éliavrès, pria l’un des valets de le remplir d’eau. « Chevalier, dit-il, je te remercie de ton présent, car, moi, je suis prêt à tenter l’épreuve devant tous ceux qui sont assemblés dans cette salle. » À ce moment, la reine Guenièvre s’avança vers lui et s’écria d’un ton plein de colère : « Roi ! ne bois pas dans ce cor ! Il y a là quelque maléfice destiné à couvrir d’opprobre maints chevaliers de cette cour ! Aucun homme raisonnable ne doit y boire, car il court le risque de s’abuser lui-même ou de tromper les autres et, de toute façon, il n’y puiserait que déshonneur et trouble. Ne vois-tu pas que cet homme est un imposteur et qu’il souhaite dresser tous tes chevaliers les uns contre les autres afin d’affaiblir le royaume ?
— Paix ! répliqua Arthur. J’ai décidé de boire dans ce cor, et je serai le premier à en faire l’essai devant tout le monde. » Visiblement fort contrariée, la reine jeta un regard à la ronde comme pour consulter l’opinion de tous les chevaliers. Alors, se rendant compte qu’ils étaient tous disposés à tenter l’épreuve, par bravade autant que par défi envers leur destinée, elle se mit à sourire, et dit : « Eh bien, seigneur roi, puisque tu t’obstines dans ta résolution, moi, je m’obstine dans la mienne. Et je demande à Dieu tout-puissant une grâce : celle de faire en sorte que, lorsque tu boiras dans ce cor, tout le vin se répande sur ta personne ! »
Le roi la dévisagea un instant, puis il saisit le cor et le porta à ses lèvres. Or, s’il pensait y boire
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