La mort du Roi Arthur
l’infâme serpent, mais il ne lui cacha pas qu’en acceptant l’épreuve elle risquait d’y perdre également la vie. « Ah ! mon frère ! s’écria-t-elle, que Dieu me damne si je refuse de sauver celui que j’aime ! Il n’est rien, certes, que je ne fasse pour lui. Lui-même a-t-il hésité, jadis, à risquer sa vie pour moi lorsque je courais grand danger ? »
Le frère et la sœur ne perdirent pas davantage de temps. Dès le lendemain, au point du jour, ils s’équipèrent et firent immédiatement route vers l’ermitage où Cador avait retrouvé Karadoc. Sitôt arrivés, ils furent reçus à grand honneur par les ermites qui, le moment venu, les emmenèrent à l’église. Lorsque Karadoc aperçut Guinier, son amie au teint de rose, il en éprouva une telle joie que, ne sachant plus que dire ni que faire, il se mit simplement à pleurer. La honte le poussait à se cacher, mais l’amour véritable qui le faisait vivre lui ordonnait sans trêve de se précipiter vers la belle. Il se leva, tout chancelant, et apparut grand, maigre et pâle. Il portait, comme ses hôtes, deux larges tuniques laides et sales, était chaussé de grandes bottes sans éperons et coiffé d’un capuchon qui le protégeait du froid. Difforme et hideux, il avait le front plat, les yeux caves, la peau tendue sur les os, le nez saillant et les pommettes proéminentes, les traits tirés, la voix rauque, une barbe qui descendait jusqu’à la ceinture et d’un gris sale, les cheveux longs et emmêlés qui lui tombaient jusqu’aux hanches, et la carcasse si sèche qu’on aurait presque pu y mettre le feu.
Karadoc s’approcha néanmoins de son amie. En la voyant, il oubliait les tourments dont il avait si longtemps souffert. Quant à la jeune fille, elle éprouvait tant d’amour pour lui qu’elle ignora jusqu’à la laideur de son visage et la disgrâce de son corps. « Karadoc, dit-elle, je suis venue ici t’aider, n’en doute pas, et je suis prête à risquer mes jours pour sauver les tiens. Qu’on prépare tout ce qu’il faut ! » Mais Karadoc, à l’idée que la vie de Guinier était en jeu, entreprit de la dissuader de tenter quoi que ce fût. « Je préfère mourir seul, dit-il, plutôt que de t’entraîner dans mon triste destin ! – Sur ma foi, répondit-elle, il faudrait que je fusse folle pour renoncer à te guérir ! Ignores-tu que je ne pourrais vivre sans toi ? » Et tous deux se mirent à pleurer.
Cador crut nécessaire d’intervenir et, s’adressant à Karadoc, lui dit gravement : « Ami très cher, je ne souhaite assurément pas la mort de ma sœur, mais je ferai tout pour que l’épreuve soit tentée. Accepte-le autant pour nous que pour toi-même. Je te supplie de nous obéir et d’entrer tout nu dans l’une des cuves que je vais faire apprêter. Ton amie entrera dans l’autre et conjurera le serpent de t’abandonner. La maudite bête sautera sur elle et, au même moment, je lui trancherai la tête et vous délivrerai pour jamais d’elle. » Guinier insista de même : « Ami, fais ce qu’il demande ! – Non, je n’accepterai jamais. – C’est la seule façon de nous sauver, toi et moi. – Je préfère mourir. – Le veux-tu ? Je mourrai moi-même ! » Ils disputèrent de la sorte un long moment, et Karadoc finit par dire d’un ton morne : « Faites ce que vous voudrez. »
En l’entendant acquiescer enfin, Cador s’empressa d’envoyer quérir des cuves qu’il fit emplir l’une de vinaigre, l’autre de lait. Il fit entrer sa sœur, toute nue, dans la seconde, et la pria d’appuyer son sein droit contre le rebord. L’autre cuve était, ainsi que prescrit, placée à trois pieds tout juste de la première, et remplie de vinaigre parfaitement pur, sans aucune trace de lie. Karadoc y pénétra et s’y immergea jusqu’au cou, de sorte que le serpent baignait dans le vinaigre.
Alors la jeune fille se mit à parler d’une voix suave : « Regarde donc mes seins, comme ils sont blancs, tendres et beaux ! Oui, regarde ma poitrine, plus blanche que fleur d’aubépine. Te rends-tu compte que tu te trouves dans du vinaigre ? Comment ne t’aperçois-tu pas que Karadoc est maigre et tellement desséché qu’il n’y a plus rien à tirer de lui ? Ne demeure pas plus longtemps sur lui et viens me retrouver, tu ne le regretteras pas. Laisse le bras de Karadoc et viens contre mon sein, car je suis blanche, potelée et tendre. Avec moi, tu auras de quoi te
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