La mort du Roi Arthur
des fenêtres de la grande salle, le roi dit soudain : « Mon neveu, je m’étonne fort que Lancelot tarde tant à revenir. Je ne l’ai jamais vu délaisser si longtemps ma cour. » Gauvain ne put s’empêcher de sourire. « Sache, mon oncle, dit-il, qu’il ne doit guère s’ennuyer là où il se trouve. D’ailleurs, s’il s’y ennuyait, crois-moi, il serait déjà de retour. Et qu’il se plaise là-bas, comment s’en étonner ? L’homme le plus heureux du monde aurait tout lieu de se déclarer satisfait s’il avait logé son cœur là où je pense que Lancelot a logé le sien. »
Ces paroles piquèrent extrêmement la curiosité d’Arthur. « Qu’insinues-tu là, mon neveu ? Je te prie de t’en expliquer sans rien me cacher de la vérité. – J’y consens volontiers, mon oncle, mais je voudrais être assuré que personne d’autre que nous n’en saura rien. – Je t’en donne ma parole », répondit le roi. Après un regard circulaire destiné à l’assurer que nul ne pouvait l’entendre, Gauvain murmura : « Eh bien, voici. Je te déclare que Lancelot s’attarde à Escalot en l’honneur d’une jeune fille qu’il aime d’amour. Elle est assurément l’une des plus belles du royaume de Bretagne et elle possédait encore sa virginité quand je la rencontrai. En raison de sa grande beauté, je la requis d’amour, mais elle se refusa à moi pour la bonne et simple raison qu’elle était aimée d’un chevalier plus beau et plus brave que moi. Et comme je me montrais fort désireux de savoir de qui il s’agissait, elle me mena voir le bouclier qu’il avait laissé dans la maison du vavasseur d’Escalot, au moment de se rendre au tournoi de Caerwynt. En échange, il avait emporté, me dit-elle, les armes de l’un de ses frères, lesquelles étaient toutes vermeilles. Elle m’avoua également que lui appartenait la manche que le chevalier arborait sur son heaume. Or, tu penses bien, mon oncle, que j’avais sur-le-champ reconnu le bouclier de Lancelot, et ce sans conteste possible. »
Au même moment, la reine Guenièvre était, à leur insu, accoudée, toute pensive, sur l’entablement d’une autre fenêtre, non loin de là. Ayant tout entendu, elle entra dans la salle et s’approcha d’eux. « Beau neveu, dit-elle à Gauvain, qui est donc cette jeune fille dont tu vantes si fort la beauté ? – La fille du vavasseur d’Escalot, reine. Et l’on ne saurait s’étonner que Lancelot l’aime, car elle est aussi avenante que belle. – Certes, intervint le roi, mais j’ai peine à croire qu’il puisse accorder son amour à une dame ou à une demoiselle qui ne soit pas de haut rang. Or, la demoiselle dont tu nous parles n’est jamais que la fille d’un vavasseur, et, de la part de Lancelot, pareil choix m’étonne, moi. Aussi vous affirmé-je que s’il s’attarde, ce n’est pas en l’honneur de cette jeune fille, mais en raison de la blessure que lui a infligée son cousin Bohort. – Il se peut, dit Gauvain, mais ce qui me rend perplexe, c’est que s’il était malade, il en aurait informé son frère Hector, ainsi que Lionel et Bohort. Et, dans ce cas, eux-mêmes nous auraient avertis. »
Persuadée que Gauvain disait vrai au sujet de Lancelot et de la Demoiselle d’Escalot, la reine se retira, plus dolente et plus affligée que jamais et, regagnant immédiatement sa chambre, y manda Bohort. À peine l’y eut-il rejointe qu’elle dit : « Bohort, compte tenu des liens qui t’unissent à ton cousin Lancelot, tu es assurément l’un de ceux qui le connaissent le mieux. Je sais maintenant la vérité à son sujet : il est resté à Escalot avec une demoiselle qu’il aime d’amour. Autant convenir, toi et moi, que nous l’avons perdu, car elle semble l’avoir si bien subjugué que, le voulût-il même, il ne pourrait plus se séparer d’elle. C’est ce que vient de me dire, en présence du roi, un chevalier dont on ne saurait suspecter l’honnêteté ni la franchise. » Bien qu’il vît Guenièvre plus que jamais persuadée de la culpabilité de Lancelot, Bohort s’efforça néanmoins de calmer ses angoisses.
« Reine, dit-il, je ne sais quel chevalier t’a tenu semblables propos sur Lancelot, mais je considère ceux-ci comme offensants. Quand bien même ce bavard-là serait l’homme le plus loyal du monde, il méconnaît sûrement la vérité en se montrant si péremptoire. Quant à moi, je sais Lancelot doté d’un cœur si noble que,
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