La mort du Roi Arthur
moi. »
Sans rien répondre, Brengwain reprit le chemin de la chambre d’Yseult. Tristan la suivit et, s’arrêtant à la porte, vit la reine qui, assise sur son lit, pleurait. Il hésita un instant puis, entrant, s’approcha d’elle comme pour l’embrasser. Elle se leva d’un bond, recula jusqu’au fond de la pièce, horriblement gênée, car elle ne savait que faire. Une sueur froide la saisit, mais elle ne pouvait croire que ce fou, si laid et difforme, pût être l’homme qu’elle aimait si passionnément. « Pauvre fou, dit-elle enfin, qui a bien pu te révéler tout ce que tu as débité devant le roi ?
— Reine Yseult, je n’ai nul besoin que l’on me révèle ce que tous deux nous avons vécu, répliqua-t-il. Souviens-toi des mois que nous passâmes dans la forêt, fuyant les gens que le roi Mark lançait à notre poursuite. J’avais dressé mon chien Husdent à ne plus nous trahir par ses aboiements mais, grâce à lui, nous avions suffisamment de gibier. Et rappelle-toi encore le faux serment que tu prononças au Mal Pas, quand les barons exigeaient que tu te justifies devant le roi Arthur et tous ses chevaliers. Déguisé en vagabond, ce jour-là, c’est moi qui te portai sur mon dos pour traverser le marécage, et cela te permit de jurer qu’aucun homme n’était venu entre tes cuisses, hormis ton mari et le rustre qui t’avait aidée à franchir le Mal Pas. Ainsi n’est-ce certes pas la première fois que tu me vois sous un déguisement ! »
Tout en poussant de profonds soupirs, Yseult avait beau l’écouter attentivement, le regarder de tous ses yeux, elle ne savait que penser. Rien ne lui permettait de reconnaître son amant dans ce fou déguenillé, hideux, qui parlait avec une voix de fausset. « Reine Yseult, reprit-il, tu dois également te souvenir que lorsque nous nous séparâmes et que je dus quitter la terre de Cornouailles, je te laissai mon chien Husdent. Qu’en as-tu fait ? – Par ma foi, répondit Yseult, j’ai un chien qui porte ce nom-là, et tu vas le voir. Brengwain, ma douce amie, veux-tu aller me le chercher ? » Brengwain, sans dire un mot, se précipita au-dehors et revint quelques instants plus tard avec le chien tenu en laisse. Or, dès que l’animal aperçut le fou, il se précipita sur lui d’un si bel élan que la suivante dut le lâcher, et il frotta son museau contre lui pour le fêter, le gratta de ses pattes en poussant des jappements de joie. Yseult en fut d’autant plus surprise que, depuis qu’on l’avait séparé de son maître, Husdent s’était mis à mordre quiconque voulait l’approcher. Nul, hormis la reine et Brengwain, ne pouvait le toucher, tant il était devenu hargneux. Le fou caressa longuement la tête et l’échine de l’animal tout frémissant, puis il dit à Yseult : « Il se souvient mieux de moi, qui l’ai élevé et dressé, que toi tu ne te souviens de moi qui t’ai tant aimée. Il y a autant de vérité chez les chiens que de fausseté chez les femmes. »
En entendant ces mots, Yseult sentit encore croître son angoisse. « Reine, reprit le fou, rappelle-toi encore ceci : dans le verger où nous étions couchés, le roi arriva, nous découvrit et revint aussitôt sur ses pas. Dans son accès de jalousie, il voulait nous tuer. Mais Dieu ne le permit pas : j’aperçus le roi, à temps pour que nous eussions le loisir de nous séparer. Cependant, tu me remis ton anneau d’or en gage de ton amour. Je le pris, et je le porte toujours sur moi. » Yseult s’écria avec emportement « Je ne crois que ce que je vois ! Montre-moi cet anneau ! » Le fou retira l’anneau de son doigt et le tendit à Yseult. Elle s’en empara et, après l’avoir examiné, éclata en sanglots. « Hélas ! dit-elle, j’ai perdu pour toujours mon ami, car je sais bien que, s’il était vivant, nul autre que lui ne posséderait cet anneau. Maintenant, j’ai la certitude de sa mort. Je ne m’en consolerai jamais. »
En la voyant ainsi pleurer, Tristan fut saisi de pitié. « Reine, dit-il en reprenant sa voix habituelle, tu es belle et loyale, et je sais que tu m’aimes aussi fort qu’autrefois. À présent, je n’ai plus de raison pour me dissimuler. Oui, je suis Tristan, et je sais que tu me reconnais. » Yseult se jeta dans ses bras, et ils s’étreignirent longuement. Brengwain apporta de l’eau, et Tristan nettoya son visage afin d’en effacer la teinture, d’en essuyer la poussière et la sueur qui
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