La mort du Roi Arthur
n’est, sur cette terre, amoureux plus doué que moi. Je sais également tailler des copeaux au couteau et les jeter dans les ruisseaux {37} . Ainsi, doutes-tu que je ne sois un bon ménestrel ? Mais, aujourd’hui, je veux vous servir avec mon épieu. » Et, là-dessus, il se mit à distribuer des volées de coups tout autour de lui avec son bâton. « Hors de chez le roi ! cria-t-il soudain, retournez dans vos tanières, et plus vite que cela ! N’avez-vous pas mangé et bu tout votre saoul à la table du roi ? Alors, pourquoi restez-vous ici ? »
Après avoir bien ri des facéties du fou, le roi Mark commanda à un écuyer de lui amener son destrier, disant qu’il souhaitait sortir un peu. Les chevaliers se préparèrent à l’accompagner dans sa promenade. Quant à Yseult, elle se retira, toute pensive, et regagna sa chambre. « Hélas ! dit-elle à sa suivante, pourquoi donc suis-je née ? J’ai le cœur bien triste. Mieux vaudrait pour moi être morte. » Touchée de voir les larmes lui inonder les joues, Brengwain demanda : « Que se passe-t-il donc ? Pourquoi ce chagrin ? – À la vérité, Brengwain, je ne sais que faire. Il est arrivé ici un fou qui porte la tonsure en croix, et ce fou m’a causé grandes peines. Il doit être un devin ou un enchanteur, car il raconte à mon sujet des choses véridiques et que nul, hormis Tristan, toi et moi, ne peut connaître. Qui a bien pu lui révéler tout cela ? Il doit vraiment être un magicien, car non seulement son récit ne contenait pas un mot de travers, mais il recelait des allusions que j’étais seule à pouvoir comprendre. – Dans ce cas, répliqua Brengwain, ce fou ne peut être que Tristan.
— Es-tu folle ? s’écria la reine, sûrement pas ! Il est vulgaire, affreux, difforme, alors que Tristan est beau, distingué, et si fier qu’on chercherait en vain son égal au monde. Maudit soit ce fou ! maudite l’heure de ma naissance ! maudit le navire qui l’a conduit jusqu’ici ! Quel dommage qu’il n’ait pas chaviré dans les flots, là où la mer est la plus profonde ! – Tais-toi, reine Yseult, dit Brengwain. S’il n’est Tristan lui-même, il ne peut être qu’un émissaire de Tristan. Je vais le trouver de ce pas, et nous saurons à quoi nous en tenir sur son compte, fais-moi confiance. »
Brengwain se rendit directement dans la grande salle et n’y trouva personne d’autre que le fou, assis sur un banc, les autres ayant suivi le roi ou étant rentrés chez eux. En l’apercevant, elle s’immobilisa à quelque distance. Lui, la reconnut d’emblée et, lâchant son bâton, dit : « Bienvenue, Brengwain, noble Brengwain. Au nom du Ciel, je te prie d’avoir pitié de moi. – Comment connais-tu mon nom ? et quel besoin as-tu de ma pitié ? – Tout simplement parce que je suis Tristan, qui vit dans la tristesse et la peine. Oui, je suis Tristan, qui souffre mille morts pour l’amour de la reine Yseult. » Brengwain l’examina attentivement. « Certes, tu n’es pas Tristan, dit-elle. Je le connais bien, et tu ne lui ressembles guère, sur ma foi ! » Le fou s’avança vers elle en clopinant. « Et pourtant, je suis Tristan, dit-il. Souviens-toi, Brengwain, du moment où nous quittâmes l’Irlande et prîmes congé des parents d’Yseult. Sa mère te remit un petit baril en te recommandant d’en servir le contenu à Yseult et au roi Mark, le soir de leurs noces.
— Quelles sottises me contes-tu là ! s’écria Brengwain. Tu n’as pas seulement l’air d’un fou, tu en as la chanson ! – Écoute-moi encore, noble Brengwain, et rappelle-toi ce qui se passa. Quand nous nous trouvâmes en pleine mer, la chaleur nous accabla. Yseult demanda à boire, et tu t’empressas de la servir. Mais je sais que tu t’arrangeas pour verser le contenu du baril dans la coupe de vin que tu apportas. Le fis-tu de ton plein gré, ou obéissais-tu aux ordres d’Yseult ? Cela, je l’ignore. En tout cas, Yseult but la moitié du breuvage et me tendit l’autre pour me permettre d’étancher ma soif. Ah ! belle Brengwain, c’est pour mon malheur que j’en bus car, depuis lors, je n’ai jamais connu de repos, tant la brûlure qui se trouve en moi me fait mal et m’obsède ! {38} Te souvient-il de tout cela ? – Sur mon âme, assurément non ! – Tu devrais pourtant te rendre à l’évidence, belle Brengwain : nous ne sommes que trois à connaître ce secret : la reine Yseult, toi et
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