La mort du Roi Arthur
d’où je viens, seigneur roi, sans manquer de te proposer quelque chose. Voici : ma mère fut une baleine qui parcourut les mers comme une sirène. Mais si je ne sais où je suis né, en revanche, je me souviens que c’est une tigresse qui m’a nourri. Elle m’a allaité sous un rocher, à l’endroit même où elle m’avait trouvé. Sans doute m’avait-elle pris pour son propre petit, et voilà pourquoi elle me tendit sa mamelle. Cela dit, j’ai une sœur, une sœur fort belle, et je te la donnerai, si tu le veux bien, en échange d’Yseult que tu aimes tant. »
En entendant ces paroles, le roi s’esclaffa bruyamment. « Que Dieu te vienne en aide ! dit-il au fou. Mais, s’il te plaît, dis-moi tes projets : en admettant que je te permette de prendre la reine et que je la mette en ta possession, confie-moi donc ce que tu en feras et en quel lieu tu la conduiras. – Roi, répondit le fou, là-haut dans les airs, j’ai une grande salle où je demeure. Aussi belle que vaste, elle est faite de verre, et, au beau milieu, le soleil darde ses rayons. En suspens dans les airs et parmi les nuages, elle ne chancelle, quel que soit le vent, ni ne balance. À côté se trouve une chambre faite de cristal et richement lambrissée où le soleil, lorsqu’il se lèvera demain, répandra une grande clarté. » {35}
Le roi et tout son entourage éclatèrent de rire, et chacun disait à ses voisins : « Ah ! l’excellent fou ! Quel bon diseur de balivernes ! Il est un des meilleurs qu’on ait entendus ! » Après quelques contorsions cocasses, le fou cependant reprit : « Roi, j’aime d’un grand amour la reine Yseult. Pour elle, mon cœur se plaint et souffre. Sache que je suis Tantris {36} , qu’elle a bien connu et qui l’aimera autant qu’il vivra. » À ces mots, la reine exhala des soupirs profonds puis, se tournant vers le fou, lui dit avec colère : « Qui t’a fait entrer ici, fou du diable ? Tu ne sais débiter que mensonges ! »
Le fou, qui la lorgnait impudemment, ne pouvait douter qu’elle ne fût hors d’elle, car elle avait changé de couleur. « Non, reine Yseult, protesta-t-il, je ne mens pas. Je suis Tantris qui t’aime toujours. Souviens-toi de l’époque où je fus blessé durant mon duel avec le Morholt. Bien des gens se souviennent de cette histoire. Si j’eus la chance, oui vraiment, de le tuer, je fus néanmoins grièvement blessé, car son épée, trempée dans le poison, m’avait entamé l’os de la hanche, et le puissant venin, s’étant mis à le brûler, s’y fixa et le noircit, me causant des douleurs qu’aucun médecin ne put guérir, et telles que je crus mourir. Je pris place sur une barque et me livrai aux flots. Or, le vent se leva et une forte tempête me jeta sur les côtes de ton pays, là où je ne devais pas aller puisque j’avais tué le Morholt, et que tous les gens d’Irlande voulaient ma mort. N’était-il pas ton oncle, reine Yseult ? Voilà pourquoi je craignais l’Irlande par-dessus tout ! »
Au fur et à mesure que parlait le fou, Yseult sentait son malaise s’aggraver sans trêve. Mais le roi et ses barons prenaient visiblement grand plaisir à ce discours burlesque. « Mais que pouvais-je faire d’autre ? poursuivait le fou. J’étais blessé, j’étais malheureux et, de toute façon, promis à la mort. Je me distrayais en jouant des airs sur ma harpe. Tu entendis bientôt conter qu’un homme blessé, seul dans une barque, jouait des airs merveilleux, et tu ordonnas de m’aller quérir. Mais alors, la reine et toi-même, voyant mon triste état, vous vous mîtes en tête de me guérir. Et, grâce à vous, je survécus. Pour te remercier, je t’appris alors de beaux lais que l’on chante en s’accompagnant de la harpe. Souviens-toi, madame la reine, par quelle bonne médecine je fus guéri ! Je me nommais Tantris en ce temps-là. N’est-ce pas moi ? Qu’en penses-tu donc, reine Yseult ? – Assurément non ! s’emporta Yseult. Tantris était beau, grand, fort et de noble maintien. Toi, tu es laid, malingre et difforme. Et tu oses te faire passer pour Tantris ! Va-t’en et ne me corne plus aux oreilles. Je n’apprécie pas plus ta personne que tes sornettes ! » À ces mots, le fou se retourna vers les rieurs et, frappant les plus proches de son bâton, il en obligea quelques-uns à quitter la table du roi et les accompagna, sous la menace du bâton, jusqu’à la porte de la salle. « Espèces de
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