La mort du Roi Arthur
T’aurais-je causé quelque tort ? J’ai l’impression que tu remâches une colère noire à mon endroit. Parle sans ambages, s’il te plaît, et que soit réglée cette affaire ! » Kaherdin imposa silence au ressentiment qu’il dissimulait en lui et répondit, avec une exquise courtoisie : « Tristan, je tiens à t’avertir : s’il est vrai que mes parents, mes amis, moi-même devons être jamais amenés à devenir tes ennemis, nul ne pourra nous le reprocher, à moins que tu ne consentes à nous donner réparation. En effet, en dédaignant la virginité de ma sœur, tu as commis une faute déshonorante envers moi et porté atteinte à tout notre lignage, car, telle qu’est faite Yseult, il n’est chevalier courtois qui puisse se permettre de la mépriser ainsi. Et, certes, tu n’aurais encouru aucun reproche, tu n’aurais subi aucune honte si tu l’avais aimée comme ton épouse en vivant avec elle comme son mari. Est-ce parce que tu ne veux pas d’héritier légitime issu de notre lignage que tu te conduis de la sorte ? Je t’assure que, n’eût été notre amitié si solide et si ferme, je t’aurais déjà fait payer très cher le déshonneur de ma sœur. Mais, par Dieu, pourquoi avoir eu l’impudence de l’épouser quand tu n’avais pas l’intention de vivre avec elle comme un mari avec sa femme ? »
En entendant les amers reproches que lui adressait Kaherdin, Tristan poussait de profonds soupirs. Il comprenait trop bien la rancune de son beau-frère. Il savait aussi ce que ces paroles cachaient de menaces. Et, s’il se demandait que faire, c’est qu’il aimait Kaherdin plus qu’aucun autre de ses amis et, par là même, eût souhaité ne pas l’affliger davantage. Lui dire franchement la vérité ? Hélas ! s’il dévoilait son secret à Kaherdin, celui-ci n’irait-il pas aussitôt le répéter à Yseult aux Blanches Mains ? Mais le taire, c’était perdre pour jamais un ami précieux, c’était courir le danger d’être mis à mort, trahi et déshonoré, car qui savait à quel subterfuge pourrait recourir Kaherdin pour se débarrasser discrètement de lui ?
« Kaherdin, dit-il enfin, tu es l’ami sur la fidélité duquel je puisse le plus compter. C’est toi qui m’as fait connaître ce royaume et grâce à ton appui j’y ai obtenu divers honneurs. Si j’ai commis une faute envers toi, tu es en droit de m’en réclamer le prix, mais j’estime ne t’avoir en rien lésé. Mon désir le plus cher est qu’aucun motif de discorde ne subsiste entre nous mais, pour t’apaiser, je le vois bien, je dois mettre mon cœur à nu et te dévoiler des secrets dont nul autre homme n’a jamais rien su. Je parlerai donc, puisqu’il le faut et que tu le désires, mais je requiers de ton amitié que tu ne révèles rien de ce que je vais te dire ni à ta sœur ni à aucun de tes proches. Si tu veux la vérité, tu la connaîtras, mais toi seul. » Bouleversé par la sincérité de Tristan, Kaherdin répondit : « Reçois ma parole et ma foi que je ne révélerai jamais, ni à ma sœur ni à quiconque, ce que tu veux garder secret. » Alors, sans plus attendre, Tristan lui conta ce qu’il en était de sa vie, de ses amours avec la reine Yseult, et la grande souffrance qui le harcelait depuis que, pour avoir bu avec elle le breuvage magique, il s’était retrouvé entraîné dans les tourbillons insensés de l’amour. Après avoir écouté attentivement cette longue et pitoyable confession, Kaherdin prit Tristan dans ses bras et l’assura qu’il lui serait toujours un compagnon fidèle et ne trahirait jamais les secrets qu’il venait d’entendre {41} .
Un jour que leurs compagnons de chasse les avaient devancés pour rentrer, les laissant seuls sur la Blanche Lande, à un endroit qui dominait la mer, Tristan et Kaherdin virent arriver vers eux au grand galop sur son destrier gris pommelé un chevalier qui portait des armes magnifiques, un bouclier doré écartelé de bandes grises et une lance longue et robuste. Une fois à leur hauteur, il les salua aimablement. Tristan lui rendit son salut et lui demanda où il allait et ce qu’il cherchait. « Peux-tu m’indiquer la demeure de Tristan l’Amoureux ? » répondit le chevalier. Tristan et Kaherdin en demeurèrent d’abord pantois. « Que lui veux-tu ? demanda Tristan. Et qui es-tu ? Car sache que si c’est à Tristan que tu désires parler, tu n’as que faire d’aller plus loin : je suis ce Tristan
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