La mort du Roi Arthur
car, Gauvain excepté, aucun des neveux d’Arthur ne s’est montré, je crois, si généreux envers moi ! – Il n’est plus temps de se lamenter, intervint Bohort, l’heure presse. Il nous faudrait prendre des dispositions pour mener la reine en lieu sûr. – Je sais où aller, répondit Lancelot. Le seul endroit où elle n’aurait rien à redouter du roi est une forteresse que j’ai conquise autrefois. Si nous réussissons à l’atteindre, nous y serons en sécurité. En outre, je manderai de près et de loin des chevaliers que j’ai servis maintes fois. Ils ne pourront nous refuser leur aide. » Bohort demanda alors : « Où se trouve cette forteresse et comment l’appelle-t-on ? – On la nomme aujourd’hui la Joyeuse Garde mais, quand je la conquis, on l’appelait la Douloureuse Garde. – Dieu, s’écria Guenièvre, quand donc y serons-nous ? C’est vraiment le seul endroit où je n’aurai rien à redouter. – Dame, dit Lancelot, nous y arriverons le plus tôt possible, sois sans inquiétude. » {55}
Après avoir pris cette décision, ils remontèrent à cheval et s’engagèrent dans le grand chemin de la forêt, prêts à se défendre énergiquement contre tous ceux de la maison du roi qui tenteraient de les empêcher d’aller plus loin. De fait, ils poursuivirent leur voyage sans encombre jusqu’à une forteresse sise au cœur de la forêt que l’on appelait Kalec. Le seigneur des lieux était un comte, brave et puissant, qui aimait beaucoup Lancelot, parce que celui-ci lui avait jadis sauvé sa terre des exactions d’un de ses voisins. Quand il apprit sa venue, il en fut tout heureux et le reçut avec honneur. Il lui promit de l’aider contre ses ennemis, quels qu’ils fussent, y compris même le roi Arthur. Et d’ajouter : « Seigneur, si cela te convenait, je pourrais t’offrir ce château, à toi et à ma dame la reine. Acceptez-le, si vous m’en croyez : il est si solidement défendu que vous n’y redouteriez personne, pas même la puissance du roi. » Quitte à le remercier vivement, Lancelot répondit ne pouvoir s’attarder davantage dans les parages de Kamaalot. Après s’être restaurés et reposés, tous remontèrent donc à cheval et reprirent le chemin de la Joyeuse Garde.
Or, entre-temps, voici ce qui s’était passé à Kamaalot : depuis la forteresse, on avait vu, certes, la mêlée des troupes de Lancelot et d’Agravain, mais d’une manière si confuse que la fuite à bride abattue de Mordret et des deux autres rescapés stupéfia d’abord le roi Arthur. « Que signifie ? demanda-t-il à l’un de ses serviteurs qui, hors d’haleine, venait d’entrer. – Hélas ! seigneur roi, dit l’homme, je ne t’apporte que de mauvaises nouvelles. Sache, en effet, que de tous ceux qui menaient la reine au bûcher, trois seulement vivent encore, je le crains… » Alors Arthur se mit à pousser mille gémissements. « Ah ! s’écria-t-il, maudite soit cette journée ! Et ce démon de Lancelot, qu’est-il devenu ? – Seigneur roi, il a délivré la reine et l’emmène à sa suite dans la forêt. »
Le roi fut si troublé par cette nouvelle qu’il demeura coi. D’un côté, il était furieux que Guenièvre eût échappé au sort qu’elle avait amplement mérité en le déshonorant avec le plus estimé de ses chevaliers. De l’autre, il ne pouvait s’empêcher d’être soulagé par la pensée que son épouse vivait et que l’ignominieux supplice auquel lui-même, en sa qualité de roi, avait dû consentir n’avait pu être consommé. Or, Mordret survint là-dessus qui, en se présentant devant lui, s’écria : « Roi, les choses vont très mal pour nous ! Après nous avoir mis en déroute, Lancelot s’en va, maître de la reine ! » À ces mots, la colère d’Arthur se ranima brusquement. « Eh bien ! s’emporta-t-il, ils ne s’en tireront pas si facilement ! Je ferai tout ce qu’il faut pour les châtier ! »
Ayant fait équiper chevaliers, serviteurs, et tous les gens qui l’entouraient, il se hâta de monter en selle, et ils sortirent de la forteresse tout bardés de fer. Mais ils eurent beau parcourir la forêt en tous sens dans l’espoir de trouver ceux qu’ils recherchaient, ils perdirent leur peine, et personne ne put leur indiquer par quel chemin Lancelot et les siens s’étaient éloignés. Alors le roi conseilla à ses barons de se séparer et de s’éparpiller dans toutes les directions, ce qui
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