La mort du Roi Arthur
revenu de sa pâmoison, Gauvain s’assit, prit Gahériet sur ses genoux et, au vu de l’abominable blessure qui le rendait presque méconnaissable, se mit à crier : « Ah ! Gahériet, mon frère bien-aimé ! Maudit soit le bras qui t’a frappé ! Fallait-il qu’il te haïsse, celui qui t’a porté un tel coup ! Hélas ! mon frère, comment la fortune a-t-elle eu le front de te faire mourir, alors qu’elle t’avait doté de toutes les vertus ? Je ne pourrai jamais me remettre de ta perte, beau doux frère, et je ne désire plus vivre au-delà du moment où je t’aurai vengé du félon qui t’a de la sorte abattu ! »
Ainsi se lamentait Gauvain, mais il n’en put dire davantage tant il avait la gorge et le cœur serrés. Après avoir gardé un long silence, il tourna ses regards vers la droite et aperçut, gisant sur les boucliers, Gareth et Agravain. Il les reconnut aussitôt et dit à haute voix : « Dieu ! j’ai trop vécu, puisque j’en suis réduit à voir mort et anéanti mon propre sang. » Puis il se laissa choir sur les deux cadavres à plusieurs reprises, et sa peine se montrait si forte que les barons qui l’entouraient redoutaient à chaque instant de le voir mourir.
Le roi leur demanda ce qu’il convenait de faire pour son neveu, « Car, dit-il, s’il demeure là longtemps, j’ai peur qu’il ne succombe à son chagrin. – Seigneur roi, répondirent-ils, notre avis serait de l’emporter d’ici et de le coucher dans une chambre où on le garderait reclus jusqu’à ce que ses frères fussent enterrés. – Qu’il en soit ainsi », dit le roi. Ils relevèrent donc Gauvain inanimé et le transportèrent en une chambre où, sous bonne garde, il resta étendu, les yeux grands ouverts, sans que personne ne pût lui arracher un mot.
Durant la nuit, toute la cité de Kamaalot manifesta son deuil avec si peu de retenue qu’il n’était visage qui n’y fût en pleurs. On retira leurs armes aux chevaliers morts avant de les ensevelir chacun selon son lignage. Pour Gareth et Agravain, on prépara, ainsi qu’il convenait à des fils de roi, deux riches cercueils que l’on déposa côte à côte dans la grande église. Entre eux, le roi Arthur fit édifier une tombe plus belle et plus riche qui reçut Gahériet et sur laquelle on grava l’inscription suivante : « Ci-gît Gahériet, fils du roi Loth d’Orcanie, neveu du roi Arthur, que tua Lancelot du Lac. » De même indiqua-t-on sur les autres tombes les noms des morts et de ceux qui les avaient tués.
Après que le clergé eut célébré le service funèbre, le roi retourna en son logis et, aussi accablé que s’il avait perdu la moitié de son royaume, s’assit dans la grande salle au milieu de ses barons. Tous gardaient un profond silence, tant leurs pensées étaient sombres et pleines d’angoisse. Enfin, Arthur prit la parole. « Seigneurs, dit-il, sachez qu’après m’avoir si longtemps comblé d’honneurs, Dieu a permis que je sois accablé de terribles malheurs. La perte que je viens de subir est sans égale. S’il arrive en effet que l’on perde sa terre par force ou par trahison, du moins peut-on conserver toujours l’espoir de la recouvrer. Mais quand on perd un ami de son propre sang, une telle perte est irrémédiable. Or, ce préjudice, je le dois non pas à la justice de Dieu mais à l’orgueil de Lancelot. Quoique nous l’eussions élevé et fait grandir dans ce royaume comme s’il eût été de notre sang, il nous a néanmoins infligé ce dommage et cette honte. Et voilà pourquoi, seigneurs, vous qui êtes mes hommes liges et qui m’avez juré fidélité, vous qui tenez votre terre de moi, je vous requiers, au nom du serment que vous m’avez prêté, de me conseiller afin de venger mon opprobre et mon déshonneur. »
En attendant que ses barons lui répondissent, le roi se réfugia dans le silence. Ils s’entre-regardèrent, chacun invitant des yeux l’autre à parler. Enfin, le roi Yon des Îles se leva et dit : « Seigneur roi, je t’appartiens. Je dois donc te donner un conseil qui sauvegarde ton honneur, ainsi que le nôtre. Assurément, ton honneur t’oblige à laver ta honte. Mais, à bien considérer l’intérêt du royaume, je ne pense pas qu’on doive entreprendre une guerre contre la parenté du roi Ban. Nous savons en effet que Notre-Seigneur a si bien élevé cette dernière au-dessus de tous les autres lignages qu’il n’est, en dehors de toi, nul brave qui ne
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