La naissance du roi Arthur
éloignés les uns des autres, tant
par l’espace que par le temps, ne facilite pas la compréhension du message
délivré qu’on le veuille ou non par ce cycle. D’abord la question se pose de
savoir s’il y a jamais eu un plan d’ensemble, une idée directrice, un schéma
primitif dans cet amas d’anecdotes plus ou moins héritées des contes populaires
oraux qui circulaient – et circulent encore – dans cette Europe marquée du
sceau des Celtes, mais colorée par un afflux de traditions venues d’ailleurs et
de partout. En une telle matière, il est périlleux d’affirmer ou de nier. À
l’analyse des différentes composantes, il est cependant permis de risquer une
réponse : il existe de fortes présomptions pour que les innombrables
récits de la légende arthurienne obéissent aux impératifs d’un plan unique, plus
ou moins écartelé par de multiples auteurs conscients de ce plan, et qui
représenterait en définitive une authentique tradition de l’Europe occidentale.
Au Moyen Âge, la notion d’œuvre collective était plus forte que celle d’œuvre
individuelle, et il est certain que les auteurs, Chrétien de Troyes en tête,
avaient le sentiment d’apporter leur propre contribution à un vaste ensemble
appartenant à la collectivité. Cela explique que de nombreuses œuvres soient
inachevées : ce n’est pas que leurs auteurs soient morts ou qu’ils aient
manqué d’inspiration, c’est parce qu’ils savaient que d’autres prendraient le
relais et mèneraient – peut-être – la quête à son terme. En l’occurrence,
c’était reconnaître qu’un thème d’origine mythologique n’appartenait à personne
et qu’il était la propriété de tous. Il y a là une conception de l’œuvre d’art
qui peut nous échapper, mais qui n’en est pas moins puissante et significative.
Mais nous ne sommes plus au Moyen Âge. Que faut-il faire pour appréhender et
comprendre cette épopée fantastique qui est à la base de toute la civilisation
européenne ? Chaque époque a ses usages, ses rythmes propres, son
expression particulière, ses modes de conduite : comment faut-il recevoir
l’immense message que les Temps obscurs nous ont légué ?
Une chose est certaine : suivre une seule de ces
œuvres, quelles qu’en soient la beauté ou les qualités littéraires, ne rend
aucunement compte de la conception originale, si tant est qu’il y en ait eu
une. On peut cependant le supposer et la rechercher à travers la multitude de
textes mettant en scène non seulement les principaux héros, mais ceux qui,
invités autour de personnages moins connus, risquent d’éclairer d’un jour
nouveau la trame fondamentale qu’une apparente dispersion pourrait masquer.
Joseph Bédier, au début de ce siècle, n’avait pas fait autre chose lorsque,
prenant les divers fragments littéraires de la légende de Tristan et Yseult, il
était parvenu à reconstituer une œuvre d’une grande cohérence et qui demeure,
encore maintenant, le texte de référence sur le sujet. Car il s’agit bien de
cohérence et de reconstitution. Et pour y parvenir, il faut surtout se garder
de coller bout à bout des épisodes sans les soumettre à une critique interne en
fonction de leur signification générale : le résultat serait alors un
simple patchwork peut-être pittoresque mais
parfaitement incohérent.
On risque de se heurter à un autre écueil dans ce genre de
restitution : celui de la mode archaïsante. Certes, les formulations
médiévales anciennes ont un certain charme, mais sommes-nous capables de les
comprendre et de les apprécier vraiment à notre époque ? Quand il écrivait
ses Contes drolatiques , Balzac voulait surtout
pasticher le style de la fin du XV e siècle et du début du XVI e siècle : le résultat est effectivement « drôle », mais cela
reste un amusement d’esthète dont on se contente d’admirer l’ingéniosité. En
cette fin de XX e siècle, si l’on veut transmettre un message, il
importe de le rendre accessible au plus grand nombre, de parler le langage de
ce temps, même si les aventures relatées appartiennent à une époque lointaine
et révolue. Ce qui ne signifie nullement qu’il faille sacrifier le contenu, ce
qu’on appelle le signifié : bien au
contraire, il peut alors, une fois débarrassé des scories qui l’encombrent,
apparaître dans toute sa lumière, dans toute sa puissance.
Tel est le but de ces récits du Cycle
du Graal : redire avec le
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